Avant de commencer…
L’autre jour (tard le soir en fait), j’ai voulu faire le malin. En pleine discussion, je balance, sûr de moi, que La Liberté guidant le peuple de Delacroix évoque des évènements de 1848, la révolution qui a foutu dehors Louis-Philippe. Ouais, ben non ! Erreur !
J’me suis gouré de quelques années et d’une révolution. En réalité, le tableau évoque une autre révolution, celle de juillet 1830, contre Charles X, un Bourbon qui se prenait encore pour un monarque de droit divin.
Et comme toute bonne erreur mérite qu’on la démonte à fond, on va remettre les pendules à l’heure : le contexte, le tableau, ce qu’il symbolise vraiment… Et aussi comment on peut se servir de cette période pour un cadre de jeu de rôle.
Une peinture née d’une révolution contre un roi borné
Pour faire simple, clair et direct : Eugène Delacroix peint La Liberté guidant le peuple à Paris, en 1830, dans les jours qui suivent la révolution des Trois Glorieuses.

Du 27 au 29 juillet 1830, les Parisiens se soulèvent contre Charles X, le chef de file des ultraroyalistes, roi depuis 1824 obtus persuadé de régner par droit divin ; il est le dernier des Bourbons à penser encore vivre sous l’Ancien Régime.
Tout part de ses Ordonnances (dites de Saint-Cloud, signées le 25 juillet 1830) : suspension de la presse, dissolution de la Chambre des députés, réduction du corps électoral ; en bref, un coup de force.
Ces décrets étaient préparés par son Premier ministre Jules de Polignac, autre nostalgique de Versailles, et ça va mettre le feu aux poudres. Le peuple de Paris descend dans la rue, les étudiants dressent des barricades, les ouvriers s’arment, les anciens de la Garde nationale rejoignent les insurgés. En trois jours, les royalistes sont balayés. Et Charles X abdique le 2 août 1830.
Mais la victoire populaire ne débouche pas sur une République : les députés libéraux installent Louis-Philippe d’Orléans, proclamé roi des Français ; titre symbolisant que le souverain règne désormais « par la volonté du peuple » et non « par la grâce de Dieu ». Et, oui, une révolution qui débouche sur une monarchie parlementaire.
Mais bon, le drapeau tricolore, proscrit depuis 1815, remplace enfin le drapeau blanc des Bourbons.

« les trois glorieuses »
27, 28 et 29 juillet 1830
bataille du 28 juillet, probablement rue Saint-Antoine
Un peu d’histoire et de contexte
Contexte : Depuis les élections législatives de 1827, la Chambre des députés est dominée par les libéraux hostiles à la politique autoritaire du roi Charles X. Le 8 août 1829, il nomme à la tête du gouvernement son allié Jules de Polignac, chef des ultraroyalistes, convaincu que le roi gouverne par droit divin.
Le 16 mars 1830, 221 députés adressent au roi une motion de défiance : c’est l’Adresse des 221, dénonçant son mépris du régime parlementaire. En réaction, Charles X dissout la Chambre et prépare un coup de force.
Le coup d’État royal : Le 25 juillet 1830, Charles X signe les Ordonnances de Saint-Cloud, publiées le lendemain dans Le Moniteur universel. Elles suspendent la liberté de la presse, dissolvent à nouveau la Chambre et restreignent le droit de vote. C’est une violation manifeste de la Charte constitutionnelle de 1814.
L’insurrection : Dès le 27 juillet, les ouvriers typographes et journalistes protestent. Les imprimeries sont fermées par la police, les journaux interdits. Les affrontements éclatent entre étudiants, ouvriers et troupes royales. Le 28 juillet, Paris dresse des barricades, des quartiers entiers passent aux insurgés.
Le 29 juillet, la Garde nationale (dissoute en 1827) et une partie de l’armée rejoignent la révolte : les Tuileries sont prises, la monarchie vacille.




La chute de Charles X : Le roi abdique le 2 août 1830 en faveur de son petit-fils, le duc de Bordeaux, mais la Chambre refuse. Les députés proclament Louis-Philippe d’Orléans “roi des Français” ; un titre qui marque le passage d’une monarchie de droit divin à une monarchie constitutionnelle fondée sur la souveraineté nationale.
Conséquences : Fin de la Restauration et début de la Monarchie de Juillet (1830–1848). Rétablissement du drapeau tricolore, interdit depuis 1815. Montée en puissance de la bourgeoisie libérale, tandis que les ouvriers, pourtant acteurs de l’insurrection, sont rapidement écartés du pouvoir.
Bilan humain : Environ 800 morts et plus de 4 000 blessés à Paris. La révolte parisienne ne s’étend pas durablement en province, mais elle renverse un roi et modifie profondément la nature du pouvoir.
Delacroix et son tableau
Mais revenons au tableau et au peintre. Delacroix n’a pas pris part aux combats. Il écrit à son frère :
« Si je n’ai pas combattu pour la patrie, du moins peindrai-je pour elle. »
Le tableau s’intitule à l’origine Le 28 juillet 1830 ; La Liberté guidant le peuple. Il est présenté au Salon de 1831 sous le nom de Scènes de barricades.
Sur le tableau on voit une barricade effondrée, traversée par des insurgés : au centre, une femme du peuple portant bonnet phrygien et fusil, brandissant le drapeau bleu-blanc-rouge. Autour d’elle : un ouvrier, un étudiant, un bourgeois, un gamin ; toute la société urbaine du moment telle que se l’imagine le peintre. À l’arrière-plan, Notre-Dame de Paris sous la fumée. C’est une composition pyramidale, héritée du Radeau de la Méduse de Géricault.
Le succès est immédiat, mais le tableau gêne : trop révolutionnaire pour une monarchie encore fragile. Il est rapidement retiré, puis rangé dans les réserves. Ce n’est qu’à la Troisième République qu’il devient une icône officielle ; symbole de liberté, de République et de peuple debout. Même si le coté « liberté et insurrection » semble encore parfois être gênant aux entournures.

Source à découvrir : https://histoire-image.org/etudes/liberte-guidant-peuple-eugene-delacroix
Un symbole mille fois récupéré
Le problème de toute icône, c’est qu’elle finit par ne plus appartenir à personne. Sous Louis-Philippe, le tableau est une épine dans le pied : il rappelle qu’un roi a été chassé. Plus tard sous la République, on en fait un totem national.
Au XXe siècle, on le colle sur des timbres, des affiches, des billets de banque. Mais Delacroix n’avait rien peint de tel : sa Liberté c’est une vision romantique celui du peuple de Paris contre un pouvoir arrogant, religieux, sourd et inégalitaire.
“La Liberté” récupérée, vidée, détournée
C’est un vrai problème de mémoire collective et de symboles vidés de leur sens.
Delacroix peignait un peuple en révolte contre un pouvoir monarchique autoritaire, pas un fantasme de “France éternelle”. Sa Liberté, c’est une ouvrière, une femme du peuple pieds nus, pas une figure militaire ni une Marianne de meeting.Elle brandit le drapeau tricolore, qui en 1830 symbolise la fin du drapeau blanc des Bourbons ; autrement dit, la chute d’un roi réactionnaire.
En peignant La Liberté guidant le peuple, Delacroix ne glorifie ni la France, ni l’armée, ni le pouvoir : il illustre la désobéissance, la colère d’un peuple contre l’absolutisme. Le tableau est d’ailleurs mal vu par les autorités de l’époque : Louis-Philippe le fait retirer après son exposition au Salon de 1831, craignant qu’il n’encourage de nouvelles insurrections.
Usages officiels et patriotiques
Sous la Troisième République, le tableau est “récupéré” par l’État : il devient symbole national, figure d’unité républicaine. Marianne, qui n’a jamais existé sous ce nom chez Delacroix, est créée en partie à partir de cette image. On en fait un emblème républicain, mais aussi une figure d’ordre ; ironique, quand on sait qu’elle incarne à l’origine le désordre. Dans les années 1880, on la retrouve dans les manuels scolaires et les affiches de propagande patriotique. Sous la Première Guerre mondiale, on en fait une icône du courage français.
Usages culturels et contestataires
À partir du XXe siècle, le tableau ressurgit dans d’autres luttes. Mai 68 s’en empare, parfois ironiquement : la Liberté y devient une icône de révolte, retournée contre l’État lui-même. Les mouvements féministes y voient une figure d’émancipation ; les artistes (Godard, Gainsbourg, Banksy, JR, Shepard Fairey) en détournent la composition pour parler de résistance, de lutte ou de liberté d’expression. Même dans la publicité (Air France, Renault, etc.), elle réapparaît comme symbole de modernité et de liberté. Un usage paradoxal : Delacroix peignait une révolte contre l’autorité et la censure, pas une icône de consommation ni un logo consensuel.
Usages nationalistes et identitaires
Depuis les années 1990, certains courants d’extrême droite et de nationalisme identitaire ont tenté de se l’approprier : affiches électorales, visuels sur fond bleu-blanc-rouge, slogans “patriotiques” détournant la symbolique du drapeau et de la Liberté. Cette confiscation de symbole repose sur un contresens historique majeur : le tableau n’exalte pas la nation, mais le peuple en révolte contre ses dirigeants. La femme que peint Delacroix n’appelle pas à défendre un “territoire”, mais à renverser un pouvoir injuste.
Un symbole toujours vivant
C’est sans doute ce qui fait la force du tableau : sa charge subversive n’a jamais complètement disparu. Sous les couches d’interprétation, d’instrumentalisation et de récupération, il reste ce qu’il a toujours été : le cri d’un peuple qui refuse de plier devant l’arrogance du pouvoir.

Pour le jeu de rôle : 1830, terrain explosif
Pour un cadre historique de jeu, la révolution de Juillet offre un contexte urbain dense et documenté.
- Contexte social : chômage, disette, hausse du prix du blé, misère ouvrière et épidémies.
- Contexte politique : une Chambre bourgeoise contre un roi autoritaire, une presse muselée, des clubs libéraux et républicains en pleine ébullition.
- Décor : Paris sale, encombré, nerveux ; des imprimeurs traqués, des journalistes arrêtés, des ouvriers qui s’organisent, des étudiants qui crient « À bas Polignac ! ».
Dans un scénario historique, L’Appel de Cthulhu 1830 peut servir à illustrer le climat de peur, de tension, de mensonge et de propagande : on n’y parle pas de dieux cachés, mais de rumeurs, de polices secrètes, de pamphlets clandestins, de journaux censurés et de coups de matraque. La véritable horreur, ici, n’est pas cosmique : c’est celle d’un pouvoir sourd, d’un roi déconnecté et d’une bourgeoisie qui profite du chaos pour conserver le pouvoir.


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