VoilĂ  encore une fois un article qui est issu de longs dĂ©bats internes au sein de l’Ă©quipe. La prĂ©paration de parties de RuneQuest menĂ©e bon train par l’un d’entre nous a fait Ă©merger des discussions passionnantes et animĂ©es. Notamment au sujet du Chaos dans RuneQuest/Glorantha. Au dĂ©part l’idĂ©e Ă©tait d’Ă©claircir un peu les visions entre les diverses notions de Chaos de divers jeu de rĂŽle.

On n’est pas tombĂ© d’accord tout de suite. Faut dire qu’entre le moment du dĂ©but des Ă©changes et l’Ă©criture de cet article que vous lisez, on a du se taper une jolie masse de documents sur Glorantha.

Pour vous rĂ©sumer le truc, faut dire qu’il y a des univers de jeu oĂč tout est clair. Les forces du Bien, celles du Mal, les panthĂ©ons bien rangĂ©s, les dĂ©mons dans leur royaume. Et puis il y a Glorantha, oĂč rien ne tient jamais dans une seule case, oĂč chaque rĂ©ponse dĂ©pend de qui la raconte, et oĂč les mythes se contredisent joyeusement sans que personne ne s’en formalise.

Le Chaos n’échappe pas Ă  la rĂšgle. Ici c’est mĂȘme l’exemple parfait.

Pour certains cultes (et lecteurs), le Chaos est une force extĂ©rieure, un trou noir de non-existence qui tente de dĂ©vorer le monde. Pour d’autres, il est un pouvoir brut, dangereux mais transformable. Pour d’autres encore, il n’est qu’une illusion de perspective.

Et ben, vous savez quoi ? Tout est vrai, et rien n’est dĂ©finitif.

Dans Glorantha, les vĂ©ritĂ©s ne s’excluent pas. Elles s’empilent.

Le Chaos dans Glorantha : un mot unique pour des forces trÚs différentes

Le Chaos fait partie de ces concepts gloranthiens qui semblent simples quand on les aborde de loin. On croit d’abord Ă  une force du Mal, Ă  un ennemi clair, Ă  un bloc homogĂšne qui se dresse contre les dieux et leurs cultes. Puis on ouvre les livres, on lit les mythes, les gĂ©nĂ©alogies, les cultes, les rĂ©cits lunars, et tout se brouille. On dĂ©couvre un Chaos qui n’est pas une seule chose, mais une famille Ă©trange de phĂ©nomĂšnes, un empilement de niveaux qui ne se ressemblent pas, parfois mĂȘme qui se contredisent.

Et pourtant, tout tient.

Le Chaos primordial dĂ©crit dans Mythologie est un Vide impersonnel, antĂ©rieur Ă  la crĂ©ation, une sorte de non-ĂȘtre sans esprit, sans volontĂ©, absolument nĂ©gatif. “Moins que le nĂ©ant”, dit le texte.

La ProsopĂ©die reprend exactement cette idĂ©e sous un autre nom, “Chaos primal”, et l’associe au premier des “plans” du Chaos : un gouffre de non-forme, une absence totale de structure. À ce niveau-lĂ , le Chaos n’est pas un adversaire, pas une force, mĂȘme pas une Ă©nergie. C’est un Ă©tat.

Et pourtant, ce vide peut recevoir un culte : un culte Ă©trange, presque absurde, oĂč une masse de vase informe suffit Ă  reprĂ©senter la non-existence que l’on tente d’approcher. Dans certains rituels lunars, ce Chaos primordial devient mĂȘme une source de magie, un contact ritualisĂ© permettant d’accĂ©der Ă  ce que la DĂ©esse Rouge a englobĂ© en renaissant.

Mais si l’on remonte d’un cran vers les histoires des dieux, on quitte le Vide pour rencontrer des figures bien plus concrùtes.

C’est lĂ  qu’apparaissent Mallia, Thed, Bagog, Krarsht, Pocharngo, Vivamort, Cacodemon, Thanatar, Wakboth, et tant d’autres. Certains sont nĂ©s directement d’une fuite du Chaos dans Glorantha ; d’autres Ă©taient des divinitĂ©s du monde, brisĂ©es ou dĂ©voyĂ©es par la grande fracture de la Guerre des Dieux ; d’autres encore sont des paradoxes voulus, des assemblages impossibles comme Than et Atyar fusionnĂ©s dans un seul masque.

Ce sont eux que Cults of Terror et Lords of Terror dĂ©crivent en dĂ©tail, avec des prĂȘtres, des rituels, des pouvoirs runiques, des quĂȘtes hĂ©roĂŻques. C’est ici qu’existe rĂ©ellement un panthĂ©on chaotique, un ensemble de cultes organisĂ©s, dangereux, terrifiants, mais tout Ă  fait structurĂ©s.

Ce Chaos-lĂ  est actif, destructeur, corrupteur. Il avale, transforme, dĂ©rĂšgle. Il peut tuer des dieux, tordre des mythes, dĂ©faire l’ordre naturel.

Et puis, entre ces deux mondes, il existe une zone grise : celle des dieux gloranthiens tombés dans le Chaos.

Mallia était une déesse fertile.

Thed, une puissance de la fécondité.

Ragnaglar appartenait Ă  la lignĂ©e d’Orlanth.

D’autres Ă©taient des esprits, des hĂ©ros, des ancĂȘtres. Ils ont basculĂ©. Par choix, par vengeance, par folie, ou parce que le Chaos se glisse toujours dans les failles. Le panthĂ©on chaotique est peuplĂ© de ces divinitĂ©s arrachĂ©es Ă  leur propre nature, figĂ©es dans une corruption devenue irrĂ©versible.

Leur origine divine n’empĂȘche pas leur chute, et leur chute n’efface pas leur place dans les gĂ©nĂ©alogies. Glorantha adore les lignĂ©es tordues.

À cet endroit prĂ©cis, la vision lunar change complĂštement la perspective. Pour les Orlanthi, le Chaos est une abomination totale, un principe de destruction qu’il faut repousser Ă  tout prix.

Pour les Lunars, le Chaos n’est pas un mal : c’est une force parmi d’autres, dangereuse, certes, mais intĂ©grable, transformable, accessible Ă  l’illumination. La DĂ©esse Rouge le prouve Ă  leurs yeux : elle a traversĂ© le nĂ©ant, s’est reconstruite avec ce morceau de Chaos en elle, et en a fait une Lune nouvelle.

Son culte ne rejette pas le Chaos ; il le cadre, le ritualise, le canalise. C’est pour cela qu’on voit apparaĂźtre des choses comme le “culte du Chaos primordial” dans La Voie Lunar, un culte impossible dans n’importe quel autre panthĂ©on, mais parfaitement logique dans un empire qui croit Ă  la transformation plutĂŽt qu’à la destruction.

Vu depuis les collines des terres Orlanthis, c’est du dĂ©lire suicidaire. Vu depuis la Lune, c’est un acte de courage mystique. Comme toujours en Glorantha, deux vĂ©ritĂ©s, deux visions du monde, chacune entiĂšrement cohĂ©rente dans son propre cadre.

Et finalement, cette pluralitĂ© de Chaos est prĂ©cisĂ©ment ce qui fait tenir tout le reste. Le Chaos n’est pas lĂ  pour ĂȘtre une seule chose. Il est Ă  la fois le Vide originel, l’intrusion qui menace les fondations de la rĂ©alitĂ©, l’ensemble des dieux tordus nĂ©s de cette intrusion, et les cultes qui s’agenouillent devant eux pour y puiser une magie violente. Il peut ĂȘtre un gouffre cosmique ou un culte de village infectĂ©. Une prĂ©sence absolue ou un outil entre les mains des Lunars. Une abomination ou une rĂ©vĂ©lation.

Tout dĂ©pend d’oĂč l’on se tient, et Glorantha laisse toutes ces visions coexister.

On peut le comparer Ă  l’atome : une puissance qu’on peut essayer de maĂźtriser, utiliser, illuminer, ritualiser. Quelque chose de prĂ©cieux et de terrifiant Ă  la fois.

On peut bĂątir des temples autour, ou des armes. On peut croire le canaliser dans un systĂšme religieux.

On peut jurer de le bannir du monde. Mais mĂȘme au repos, mĂȘme “domestiquĂ©â€, il reste dangereux. Et quand on le manipule mal, tout explose.

C’est lĂ  que RuneQuest trouve sa colonne vertĂ©brale. La Guerre des HĂ©ros ne parle pas seulement d’Orlanth contre la Lune Rouge, ni d’une rĂ©bellion politique. Elle parle du Chaos comme d’un enjeu cosmique.

Elle oppose deux façons d’aborder cette force inĂ©puisable : la repousser Ă  tout prix ou la transformer. L’histoire entiĂšre tourne autour de cette tension. Les dieux s’y brĂ»lent, les hĂ©ros s’y perdent, les empires s’y construisent et s’y effondrent.

Et les PJ, inévitablement, finissent par y mettre les mains.

Glorantha ne demande pas de choisir une vérité. Elle demande de comprendre que toutes les vérités coexistent.

Le Chaos en est la meilleure preuve : un mot unique, mille rĂ©alitĂ©s diffĂ©rentes, et tout un monde qui s’acharne Ă  en faire quelque chose, ou Ă  l’en empĂȘcher.



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