Imagine Hollywood au début des années 1930. Les grands studios tournent à plein régime, les stars brillent, le parlant a conquis le public… et à l’écran, tout est permis ou presque.

Pas de vigile à la porte, pas de règles strictes : la seule limite, c’est la capacité des producteurs à vendre le film aux exploitants.

C’est ce qu’on appelle aujourd’hui l’ère pré-code (1930-1934) — ces quatre années où le cinéma américain a flirté avec le scandale, la provocation et parfois même une modernité désarmante.

Un Code… mais pas encore appliqué

En 1930, le Code Hays existe déjà, rédigé noir sur blanc. Mais il n’est qu’un document moraliste dans un tiroir. Les studios l’ont accepté pour calmer la presse et les ligues religieuses, mais personne ne le prend vraiment au sérieux.

Il n’y a pas encore de Production Code Administration (PCA) pour vérifier les scripts et les montages. Résultat : la censure se limite aux coupes exigées localement par les États américains les plus conservateurs, et quelques ajustements pour les marchés étrangers.

Entre 1930 et 1934, les États-Unis traversent la Grande Dépression. Les spectateurs veulent oublier la misère, mais aussi comprendre pourquoi tout s’effondre. Le cinéma devient un exutoire et un laboratoire social : les femmes s’émancipent, les pauvres s’expriment, les puissants sont critiqués. Cette courte période tient du miracle : ni la morale religieuse ni la propagande patriotique ne dictent encore la ligne des studios.

Hollywood parle du monde tel qu’il est, sans filtre – ce qui explique pourquoi cette parenthèse aura laissé une trace si durable dans la mémoire du cinéma.

Ce qu’on voyait à l’écran

Les films pré-code surprennent par leur franchise. On y trouve :

Sexualité explicite ou sous-jacente assumée : Dans Baby Face (1933), Barbara Stanwyck incarne une jeune femme qui gravit l’échelle sociale en couchant avec ses supérieurs. Le scénario est limpide : pas de métaphore, pas de morale imposée.

Violence graphique ou crue : Scarface (1932) montre les gangsters triompher, les fusillades sont brutales et, pire encore pour la morale de l’époque, le crime paye (du moins jusqu’à la fin).

Corruption des autorités: Policier ou juge ripou ? Pas un problème. Le public adore.

Les films comme Beast of the City (1932) ou The Mayor of Hell (1933) osaient montrer des policiers brutaux, des juges corrompus et des systèmes judiciaires faillibles. Même I Am a Fugitive from a Chain Gang (1932) de Mervyn LeRoy, avec Paul Muni, dénonçait frontalement l’injustice du système pénal américain. Ces récits de corruption et de désillusion sociale résonnaient fort dans une Amérique minée par la Dépression : le spectateur ne voulait plus d’icônes héroïques, mais de figures qui reflétaient ses propres colères.

Thèmes sociaux sensibles : La pauvreté, le chômage, le racisme, la prostitution ou l’alcoolisme peuvent être traités frontalement.

Les films de cette période s’emparent des blessures du pays. Wild Boys of the Road (1933) montre les adolescents livrés à eux-mêmes pendant la Dépression, Heroes for Sale (1933) aborde le traumatisme des vétérans et la toxicomanie, tandis que The Story of Temple Drake (1933) évoque le viol et ses conséquences, sujet alors tabou.

Même la prostitution apparaît sans fard dans Red-Headed Woman ou Baby Face : le corps devient une monnaie d’échange sociale. Cette lucidité sociale, disparue dès 1934, annonce déjà le réalisme critique du cinéma d’après-guerre.

Figures féminines puissantes : Les women’s pictures de l’époque mettent en scène des héroïnes ambitieuses, indépendantes, sexuellement libres — une image qui sera lissée après 1934.

Mae West domine les écrans avec She Done Him Wrong (1933) ou I’m No Angel (1933) : son humour grivois, ses répliques à double sens et son contrôle sur son image font d’elle une pionnière du pouvoir féminin à Hollywood. Joan Crawford, Barbara Stanwyck, Jean Harlow ou Norma Shearer incarnent des femmes qui travaillent, divorcent, manipulent les hommes, ou choisissent leurs amants sans remords.

Dans Red Dust (1932), Harlow renverse les codes de la morale coloniale ; dans Female (1933), Ruth Chatterton joue une directrice d’usine qui traite ses employés masculins comme des objets de désir. Ces personnages dérangeaient parce qu’ils mettaient en crise la hiérarchie des genres – une audace que le Code Hays s’empressera d’étouffer.

Des exemples marquants

Freaks (Tod Browning, 1932) : un drame horrifique tourné avec de véritables artistes de cirque atteints de malformations physiques. Le film est cru, compassionnel et vengeur. Jugé trop choquant, il sera mutilé au montage et quasiment enterré jusqu’à sa redécouverte des décennies plus tard.

Red-Headed Woman (1932) : Jean Harlow séduit et manipule les hommes mariés pour s’élever socialement. Aucune punition morale en guise de conclusion.

The Sign of the Cross (1932) : péplum biblique de Cecil N. DeMilles avec Claudette Colbert… mais saturé d’images de débauche, avec danses lascives et orgies.

Pourquoi ça ne pouvait pas durer

Aux États-Unis, la Grande Dépression rend le public avide de distractions, mais aussi plus sensible aux discours religieux et moralisateurs. Les ligues catholiques et protestantes dénoncent le “vice” hollywoodien, accusé de corrompre la jeunesse.

En 1934, les menaces de boycott et de censure fédérale forcent les studios à céder : le PCA est créé, le Code Hays devient obligatoire, et tout ce qui faisait la saveur provocatrice du pré-code est balayé.

Héritage du pré-code

Les films de cette période sont aujourd’hui des documents précieux : ils montrent ce qu’Hollywood pouvait être sans surveillance morale centralisée.

On y voit des personnages féminins moins stéréotypés, une critique sociale plus directe, et une audace visuelle que le Code Hays forcera ensuite à traduire en sous-texte.

Et après ?

Après 1934, le cinéma américain ne devient pas inintéressant, mais il change de langage. La sexualité, la violence, la corruption… tout devra désormais passer par l’ellipse, le symbole, le hors champ.

C’est là qu’entrent en scène les maîtres du contournement, qui feront du Code Hays un jeu du chat et de la souris. Et c’est à ce moment qu’apparaîtra une image mythique qui en résume l’absurdité : la fameuse photo Thou Shalt Not de Whitey Schafer.



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