Les Années Folles — Cthulhu à la française (avec panache et absinthe)

Il fut un temps où jouer à L’Appel de Cthulhu en France relevait soit de la relecture inventive d’un scénario américain (« bon, voyons ça, et si je remplace Arkham par… euh, Clermont-Ferrand ? »), soit du travail d’un·e MJ passionné·e, prêt·e à éplucher des volumes poussiéreux d’histoire locale. Puis vint la boîte Les Années…

Il fut un temps où jouer à L’Appel de Cthulhu en France relevait soit de la relecture inventive d’un scénario américain (« bon, voyons ça, et si je remplace Arkham par… euh, Clermont-Ferrand ? »), soit du travail d’un·e MJ passionné·e, prêt·e à éplucher des volumes poussiéreux d’histoire locale. Puis vint la boîte Les Années Folles (Descartes Éditeur, 1988), et d’un coup, Paris devint une destination occulte aussi légitime qu’Innsmouth.

Et c’est peu dire que cette boîte a marqué les esprits.


Une boîte mythique… et (parfois) mythifiée

 Ce supplément se présente comme un cadre de jeu complet pour L’Appel de Cthulhu dans la France des années 1920. Il comprend :

  • Un livret de 112 pages, Panorama des Années Folles : tableau de la France d’après-guerre, institutions, vie quotidienne, courants artistiques, société civile, etc.

  • Un livret de 112 pages, Guide du Paris des Années Folles : déambulation à travers les quartiers, lieux culturels, figures notables et infrastructure de la capitale.

  • Un livret de 48 pages, Règles optionnelles et Scénarios : quelques ajustements techniques et deux scénarios complets (on y revient juste après).

  • Deux grandes cartes en couleur, l’une de Paris (les monuments), l’autre de la France entière (la France Mystérieuse).

  • Un écran rigide du Gardien à quatre volets, avec tables utiles, y compris une section sur l’équipement et les prix en francs.

C’est donc un contenu dense, orienté contexte et immersion, bien plus qu’un recueil de mécaniques ou de règles maison.

Les deux scénarios inclus :

  • Deauville (9 pages) : enquête élégante entre spiritisme mondain et petites intrigues balnéaires. Plutôt un thriller occulte qu’un pur Cthulhu.

  • Paris, rêve ou réalité ? (20 pages) : aventure plus ambitieuse mêlant Mythe de Cthulhu et légendes arthuriennes dans un climat onirique, dérangeant, parfois halluciné.


Ce que ça apporte vraiment (encore aujourd’hui)

Trente ans plus tard, ce supplément reste pertinent. Il évite le piège des règles vite périmées : les adaptations proposées sont légères et restent facilement utilisables quel que soit le système (même aujourd’hui avec l’édition 7 ou autre version pulp).

Ce qui fait sa force, c’est la richesse documentaire. On y trouve :

  • le fonctionnement de la police et de l’administration ;

  • les mœurs sociales (mode, presse, loisirs) ;

  • les forces politiques, syndicales et religieuses ;

  • des éléments pour recréer des scènes crédibles sans sombrer dans la caricature franchouillarde.

En somme : une machine à générer de l’ambiance, du vrai-faux, de la fiction documentée. À l’époque, sans internet, c’était salvateur. Aujourd’hui, c’est toujours efficace.

Les Années Folles — Cthulhu à la française

Paris capitale du mythe… mais pas de l’Empire

Le cœur du supplément, c’est clairement Paris et ses environs. Le Guide du Paris occupe un livret entier, et même dans le Panorama, la province est traitée de manière marginale.

Le ton est donc résolument urbain, parfois bourgeois, baignant dans le surréalisme, les guinguettes et les cafés littéraires. Un Paris hanté par ses ruines morales, plus que par des tentacules. Et si vous aimez les scénarios dans des hôtels particuliers, sur fond de jazz et d’absinthe frelatée, vous serez comblé.

Les Années Folles — Cthulhu à la française

Mais il faut le dire : aucune vraie place n’est faite à l’Empire colonial français. Pas même une annexe ou un encadré (ou alors j’ai mal lu, c’est possible). C’est une absence frappante — qui reflète aussi l’époque de publication, où ces questions restaient souvent dans l’angle mort de la fiction populaire.


Et l’équipement ? C’est pas très Saint-Étienne tout ça

Le supplément ne comporte pas de chapitre sur l’armement. Seul l’écran du Gardien — quatre volets, rigide — contient une table sommaire avec quelques armes génériques façon 2ème édition (révolver, carabine, mitrailleuse, etc.) et des prix en francs.

Aucun modèle français n’est mentionné. Ni le pistolet Ruby, ni le fusil Lebel, ni le poignard de tranchée modèle 1916. La seule touche vaguement « locale » ? Une canne-fusil, plus dandyesque qu’authentique. C’est peu (mais suffisant). Et pour des tables soucieuses de réalisme ou de couleur locale, ça nécessitera un peu de travail.


Ce qu’il manque (et ce qu’on peut ajouter)

  • Pas de galerie de PNJ (et c’est une vraie lacune).

  • Pas de structure scénaristique prête à l’emploi, hormis les deux scénarios du livret dédié.

  • Peu de chose sur les marges : monde ouvrier, banlieues, immigrations, féminismes, colonies…

Mais on peut combler ces manques. Le supplément sert alors de socle, à enrichir selon ses besoins ou ses valeurs. On peut se lacher et utiliser des outils comme Byakhee (logiciel de création de PJ/PNJ) pour créer plein plein de PNJ avec une compatibilité directe avec Les Années Folles.


Inspirations pour vos campagnes

Voici quelques exemples de scénarios qu’on peut créer à partir du matériau fourni :

  • La guerre invisible : des vétérans de 14–18 hantés — au sens strict — par ce qu’ils ont vu dans les tranchées… ou ailleurs.

  • Le théâtre maudit : une pièce montée au Grand-Guignol devient une répétition occulte.

  • Les poètes de la fin du monde : dadaïstes et surréalistes en guerre contre la raison, ou simples agents d’un culte plus ancien.

  • La chambre noire : huis clos dans une station de radio, hantée par une fréquence inconnue.

Et pourquoi ne pas revisiter ces cadres avec une approche plus critique ? Intégrer l’antifascisme, les débuts des luttes anticoloniales, les milieux féminins et LGBTQ+ dans vos récits, pour faire de vos parties autre chose qu’un simple roman-photo Belle Époque.


En résumé

Les Années Folles reste un des rares suppléments de L’Appel de Cthulhu à offrir un cadre de jeu français crédible, cohérent et jouable immédiatement. Il a ses angles morts — parfois gênants — mais il garde une grande puissance évocatrice.

À recommander pour :

  • MJ férus de contexte et d’ambiance urbaine.

  • Groupes souhaitant une alternative solide aux États-Unis lovecraftiens.

À compléter avec :

  • Des PNJ diversifiés et ancrés socialement.

  • Un supplément maison sur l’Empire colonial et les réalités post-guerre.

  • Une fiche d’équipement français.

Si Lovecraft avait été français, il aurait peut-être écrit L’Abomination de la Butte-aux-Cailles. Ce supplément, c’est le pas de côté qui permet d’imaginer ce que ça aurait pu donner. Et rien que pour ça, il mérite toujours sa place dans votre ludothèque.

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Les Années Folles — Cthulhu à la française


Commentaires

10 réponses à “Les Années Folles — Cthulhu à la française (avec panache et absinthe)”

  1. Avatar de Stephen Sevenair

    Avant 1988 — et après aussi, d’ailleurs — j’étais déjà ce « MJ passionné », prêt à plonger dans des volumes poussiéreux d’histoire locale pour nourrir mes scénarios. À l’époque, j’étais encore à Clermont-Ferrand, avant de migrer vers Lille. Je lisais beaucoup de scénarios dans Casus, j’en achetais peu, mais je me laissais volontiers inspirer. Et puis, tout dépendait aussi d’où notre bande de joueureuses nous emmenait, dans nos folles histoires imaginaires.

    1. Avatar de scriiiptor

      Merci pour ce témoignage, Stephen !
      On sent bien la passion du MJ historien-bricoleur, celui qui fouille les archives municipales autant que les pages des Casus. Clermont-Ferrand devait être un sacré terrain de jeu pour des histoires « folles » à sa manière — entre volcans endormis, caves médiévales et étudiants insomniaques…
      Et c’est vrai, souvent ce sont les joueureuses qui ouvrent les portes du scénario : on pense partir vers Arkham et on se retrouve à faire l’inventaire d’une abbaye auvergnate infestée de goules ou à libérer un club de jazz maudit à Lille. Heureusement qu’on aime se laisser emporter par leurs élans !
      Merci encore pour ce partage de souvenirs, c’est exactement l’esprit qu’on espère raviver avec cette série d’articles (oui, « Série »… parce qu’il y a de la surprise à venir, on potasse un truc depuis un moment).

      1. Avatar de Stephen Sevenair

        Vous éveillez ma curiosité. Douce attente livrant un peu d’espoir dans ce monde brutale et …
        et seulement con finalement.

        1. Avatar de scriiiptor

          Bah, on va pas réinventer l’eau tiède, et certainement pas refaire un truc aussi monstrueux que la boite d’origine, c’est pas l’envie qui manque pourtant. On part sur l’idée de faire de L’Appel de Cthulhu v7 mais version un peu plus frenchie des années 1920. C’est un truc qui manquait beaucoup au livre de base. On a déjà une petite douzaine de pages, on a mis à jour la feuille de personnage ici [FdP Années Folles pour la V7]. Rien de révolutionnaire, c’est du subtil, juste pour le fun.
          Là on termine quelques « occupations » bien françaises, quelques armes à feu (tout droit sorties des catalogues Manufrance). Il nous faut encore faire quelques véhicules d’époques et quelques PNJ pour faire bonne figure.
          Genre ?…
          Commissaire Valentin

  2. Avatar de patate des Ténèbres

    Ah! Cette boîte, je l’avais achetée alors que je commençais à mener à Nephilim. Pour le coup, son contenu m’avait paru d’une faiblesse absolue, tout au plus les cartes et quelques photos d’époque étaient sympas. Comme indiqué dans le titre, on lui a depuis passé un vernis mythique, tant mieux pour les spéculateurs, pouvant ainsi revendre cette boîte au prix de trois reins humains.

    1. Avatar de scriiiptor

      Ouaip on est vraiment rendu à la boite qui fait un trou de trop dans le budget.
      On est bien d’accord, à l’époque, ça donnait un peu l’impression génial d’être un « Grimoire de savoir occulte ultime de la France des Années Folles », mais ce n’était pas exactement ça. Quelques belles images, un zeste d’ambiance, et puis… aussi beaucoup de vide autour. Mais parfois ça tombait bien pour les MJs, ce vide : à remplir soi-même avec des trucs tordus, du folklore oublié et un ou deux spectres républicains. Bon, ça voulait dire aussi qu’il fallait creuser et faire de nombre lancer sous « bibliothèque » dans la vraie vie pour compléter la jolie boiboite hors de prix.
      Et oui, le vernis mythique a bien pris avec le temps — probablement à cause du combo « édition rare + esthétique rétro + fantasmes de MJ trentenaire devenu quadra ou quinqua un peu nostalgique ». Les spéculateurs se frottent les mains pendant que les collectionneurs hurlent à la lune. Un cycle tout à fait lovecraftien, non ?
      Merci pour ce retour (et au passage, on continue à suivre les chroniques patato-occultes avec un plaisir non-euclidien !).

  3. Avatar de Justin Busch

    Très intéressant ! Je crois que je passerai pas mal de temps en étudiant le fichier !

    1. Avatar de scriiiptor

      Merci Justin ! On espère que tu y trouveras de quoi nourrir quelques scénarios (ou au moins quelques divagations historiques à glisser entre deux jets de SAN). N’hésite pas à nous faire part de tes trouvailles ou idées en cours de route !

  4. Avatar de Anagrys

    Même remarque que Justin, j’avais dû la voir passer à l’époque dans les catalogues Descartes de Philibert, mais sans franchir le pas de l’acheter. Je crois qu’aujourd’hui je n’hésiterais pas, si l’ensemble est historiquement cohérent.
    Je suppose que l’absence de l’empire colonial est lié à sa taille : en dehors d’événements ponctuels, il me semblerait impossible d’en donner une description précise et détaillée, à moins de fournir un supplément pour chaque partie de cet empire : AOF, AEF, départements et protectorats du Maghreb, Syrie, Asie… dans les événements ponctuels, je pense notamment à l’exposition coloniale de 1931 qui pourrait fournir un cadre très riche. Mais à Paris…

    1. Avatar de scriiiptor

      Merci Anagrys !
      Oui, à l’époque, on la croisait dans les catalogues Descartes ou Philibert, cette boîte, sans toujours oser franchir le pas. Aujourd’hui, avec un regard plus mûr (et historien à ses heures), elle suscite à nouveau l’intérêt — à condition d’avoir conscience de ses angles morts.
      Et tu mets justement le doigt sur l’un des plus gros : l’absence quasi-totale de l’empire colonial. Pas simple à traiter, évidemment : c’est vaste, complexe, et souvent piégé par les représentations de l’époque. On aurait aimé l’aborder plus frontalement dès le départ, mais ce sera pour un traitement à part, avec le temps et la réflexion que ça mérite.
      On regarde notamment du côté de l’exposition coloniale de Marseille en 1922, plus proche de la période des Années Folles que celle de 1931. Il y a là un terrain riche, entre propagande, exotisme fabriqué, enjeux politiques — et ce qu’on pourrait en faire en termes de jeu, sans tomber dans la carte postale ni l’aveuglement nostalgique.
      Merci pour cette remarque très pertinente — elle nourrit bien la suite de nos travaux !

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