Nolite te bastardes carborundorum.
« Ne laisse pas les salauds t’écraser. »
— Inscription gravée au couteau, quelque part dans un placard de Gilead.
Une dystopie trop proche pour être oubliée
À sa parution en 1985, La Servante écarlate (The Handmaid’s Tale) de Margaret Atwood est reçue comme un roman d’anticipation à la fois glaçant et hautement littéraire.

Mais ce texte – premier du genre dystopique chez Atwood – se distingue déjà par une ambition : ne jamais inventer. Tous les éléments du monde de Gilead sont des faits historiques recombinés. Aucune technologie fictive. Aucune exagération de science-fiction. À la place, un miroir éclaté de nos passés collectifs.


Depuis, l’œuvre a été adaptée en film (par Volker Schlöndorff en 1990, sur un scénario de Harold Pinter), en opéra, en ballet…

Et surtout en série télévisée sur Hulu (2017–2025), avec Elisabeth Moss dans le rôle principal. Six saisons, soixante-six épisodes, des récompenses majeures, une influence culturelle décisive.
Et une suite littéraire, Les Testaments (2019).

Mais au-delà de la forme, c’est le fond qui persiste : La Servante écarlate ne cesse de nous rattraper. Parce qu’elle ne s’adresse pas au futur. Elle parle de maintenant.
Le monde de Gilead : l’apocalypse selon les hommes

Gilead est né du chaos. Effondrement de la natalité, pollution extrême, maladies sexuellement transmissibles, instabilité politique… Dans ce climat, une secte politico-religieuse fondamentaliste, les Fils de Jacob, s’empare du pouvoir par un coup d’État, effaçant Constitution, institutions et libertés individuelles. Une nouvelle société théonomique s’installe. L’Amérique devient la République de Gilead.

Dans cette dictature puritaine, le pouvoir est exclusivement masculin. Les femmes ne peuvent plus posséder, lire, écrire, travailler, ni choisir. Elles sont divisées en castes rigides, désignées par des fonctions et des tenues.
- Les Épouses, en bleu ou vert, dominent la maison mais restent prisonnières de leur rang.
- Les Marthas, en gris, entretiennent le foyer sans espoir d’autonomie.
- Les Servantes, en rouge écarlate, sont les seules femmes encore fécondes, réduites à l’état d’utérus public.
- Les Tantes, en marron, veillent à leur endoctrinement par la force, la foi ou la cruauté.
- Les Jézabels, prostituées clandestines réservées à l’élite, vivent dans un simulacre de liberté.
Les femmes trop vieilles, trop libres, trop malades, sont envoyées aux Colonies : décharges toxiques à ciel ouvert.

June, l’héroïne du roman, devenue « Offred » (« DeFred », littéralement), vit sous ce nom imposé. Le récit alterne ses souvenirs d’avant (Luke, sa fille, Moira, sa mère) et le présent terrifiant où chaque mot peut tuer. La série étend sa trajectoire, la fait basculer dans la rébellion, la solitude, la complexité morale.
Le langage lui-même est piégé. Les versets bibliques sont détournés pour servir la doctrine. Les prénoms sont effacés. Les mots d’amour ou de doute deviennent des trahisons.
Une réalité compilée, pas inventée
Margaret Atwood l’a souvent rappelé : tout ce qui se trouve dans son roman a déjà existé. Les enfants volés par l’Église, les camps de rééducation, les lois contre les minorités sexuelles, les femmes jugées pour adultère, les bourreaux religieux, les stérilisations forcées… Ce n’est pas de la science-fiction. C’est de la mémoire recomposée.

L’effet est d’autant plus glaçant que La Servante écarlate refuse le spectaculaire. Pas de batailles. Pas de technologies futuristes. Le système oppresse par l’habitude, par les regards, par la menace de la pendaison. Le tragique est intime.
La fin du roman, en particulier, ajoute une couche vertigineuse : un colloque historique, tenu en 2195, analyse les événements de Gilead avec distance, condescendance et sexisme à peine voilé. Le manuscrit de June est devenu un objet d’étude, peut-être apocryphe. Tout est rentré dans l’ordre. Ou presque.
Un jeu de rôle dans Gilead ?
On serait tenté de dire : surtout pas. Mais ce serait écarter la possibilité de raconter l’horreur pour mieux la déconstruire. Jouer dans l’univers de La Servante écarlate n’a rien d’amusant. Mais c’est possible, si on accepte de jouer autre chose : la peur, la mémoire, l’attente, l’espoir, l’épuisement. Des désirs infimes sous une chape de plomb.
Il ne s’agit pas de reproduire les rituels sordides. Il s’agit de les traverser en résistant. De jouer des personnages qui refusent de se taire, ou qui n’ont que le souvenir pour se maintenir debout.
Les joueurs peuvent incarner des Servantes, des Marthas résistantes, des Tantes désobéissantes, des hommes infiltrés, des jeunes femmes déstabilisées, des espions, des exilés canadiens. Le style de jeu se rapproche des systèmes narratifs comme Dread, Bluebeard’s Bride, For the Queen, voire Montségur 1244 pour sa tension tragique.
Certains pourront imaginer un protocole plus métatextuel : une reconstitution historique par des chercheurs du futur, qui rejouent les fragments retrouvés d’une Servante oubliée. D’autres, une cellule de résistance dans une serre, un grenier ou une cuisine silencieuse. Le combat n’est pas épique : il est lent, douloureux, invisible.
Mais toute partie nécessite une vigilance émotionnelle. Un cadre de sécurité clair (session zéro, carte X, débriefing). Une cohérence du groupe. Un respect des limites. Ce n’est pas un divertissement. C’est une exploration à froid, où l’on joue des opprimés sans en faire des figures héroïques.
Conclusion : écrire pour ne pas oublier
La Servante écarlate continue de nous rattraper parce qu’elle parle de nous. Elle n’est pas un conte. Elle est une alarme, une transmission, un écho.
Si elle entre dans le domaine du jeu, ce ne peut être qu’avec méthode, avec lenteur, avec rage. Pas pour construire des héros. Pour rappeler que la liberté peut mourir sans faire de bruit.
Et que parfois, il ne reste qu’une phrase griffonnée dans un mur pour tenir debout :
Nolite te bastardes carborundorum.
Commentaires
2 réponses à “La Servante Écarlate – De peur que la réalité nous rattrape”
La saison 2 arrive en 2018 mais la première ayant déjà traité le roman, les scénaristes reprennent le flambeau.
J’espère qu’ils seront à la hauteur de l’auteur.
Oui c’est ce que j’ai lu. L’auteur du roman devrait apporter aussi quelques éclaircissements.