À partir de 1934, Hollywood a rangé ses excès. Pas par choix artistique, mais sous la contrainte d’un règlement moral : le Code Hays appliqué par la Production Code Administration (PCA).
Pendant plus de trois décennies, chaque film “grand public” américain devait passer sous le regard vigilant de Joseph Breen et de ses successeurs. Et leur mission était claire : pas de sexe, pas de violence “réaliste”, pas de crime impuni, pas de critique des institutions, pas de “perversions sexuelles” (l’homosexualité et tout ce qui sortait du modèle hétéro).
Résultat : le cinéma américain devient un art de la suggestion. Ce qu’on ne pouvait plus montrer frontalement, on le glissait en douce. Et parfois, ça rendait les films encore plus intéressants.
Un contrôle total
Le processus était réglé comme une mécanique :
- Scénario : soumis à la PCA avant tournage. Notes détaillées avec passages à couper ou à réécrire.
- Tournage : surveillé, parfois avec des représentants officiels sur le plateau.
- Montage final : validé avant diffusion, avec le fameux Breens Seal. Sans ce sceau, impossible d’accéder aux grandes salles.
Certaines règles paraissent absurdes aujourd’hui :
- Pas de baiser de plus de trois secondes (on coupait le plan et on reprenait sous un autre angle pour “fragmenter”).
- Pas de lit conjugal partagé : deux lits séparés, même pour un couple marié à l’écran.
- Pas de sang visible, pas de coups montrés à l’impact.
- Pas de drogue, sauf si c’est pour illustrer la chute morale d’un personnage.
- Les criminels devaient être punis avant le générique.
L’implicite comme langage
Ces interdits obligent les scénaristes et réalisateurs à inventer :
- Symboles visuels : rideaux qui se ferment, cigarettes allumées après une ellipse, verres de champagne qui s’entrechoquent pour signifier le sexe.
- Dialogues à double sens : le “banter” hollywoodien où l’on s’échange des répliques qui, au second degré, sont tout sauf innocentes.
- Hors champ et ombres : la violence et le sexe passent dans le domaine du suggéré.
Parfois, ce langage codé est si subtil qu’il passe inaperçu pour le public “grand public” tout en étant limpide pour un public averti. Les cinéphiles d’aujourd’hui parlent de queer coding1 pour désigner la représentation implicite de personnages LGBT+, rendue obligatoire par le Code.
Encadré
Le banter hollywoodien
Quand le désir passe par les mots (sous le Code Hays)
Sous le Code Hays, la sexualité explicite est proscrite, mais le désir ne disparaît pas. Il se déplace. Le cinéma hollywoodien invente alors un langage de contournement où la parole devient le principal vecteur de séduction, de domination ou de provocation. C’est ce qu’on appelle le banter : des échanges rapides, souvent à double sens, où tout se joue dans ce qui est suggéré plutôt que montré.
Dans The Big Sleep (1946) de Howard Hawks, Vivian Rutledge et Philip Marlowe parlent officiellement… de chevaux. Vivian explique qu’elle aime les voir courir, à toutes leurs allures, du pas au galop. Marlowe lui répond qu’il n’a rien contre le fait de les voir, eux aussi, à toutes leurs allures. Aucun mot n’est interdit, aucun geste n’est déplacé, mais la métaphore sexuelle est limpide. Le dialogue est devenu un classique précisément parce qu’il illustre à la perfection le contournement du Code : tout est dit sans jamais être formulé.
Dans To Have and Have Not (1944), toujours chez Hawks, le banter se fait plus frontal, mais reste parfaitement “acceptable”. Slim, incarnée par Lauren Bacall, lance à Steve : « Tu sais siffler, pas vrai ? Tu mets juste tes lèvres l’une contre l’autre… et tu souffles. » L’allusion sexuelle est évidente, mais la formulation passe la censure. Sans le Code Hays, cette réplique n’aurait aucun intérêt. Elle existe uniquement parce que le langage doit remplacer le geste.





Avec Double Indemnity (1944) de Billy Wilder, le banter change de ton. Lors de leur première rencontre, Walter Neff et Phyllis Dietrichson échangent des phrases anodines sur l’assurance. « Je ne viens pas acheter d’assurance », dit-il. « Et moi, je n’en vends pas », répond-elle. Le désir est immédiatement perceptible, mêlé à une menace diffuse. Ici, la sexualité devient une arme verbale, chargée de pouvoir et de danger. C’est le banter du film noir : sec, tendu, prédateur.
Enfin, Certains l’aiment chaud (Some Like It Hot, 1959) toujours de Billy Wilder pousse le système jusqu’à l’absurde. Le film raconte l’histoire de deux musiciens témoins d’un massacre mafieux qui se déguisent en femmes pour fuir Chicago et rejoindre un orchestre féminin. Joe, travesti en “Josephine”, se rapproche de Sugar Kane (Marilyn Monroe), tandis qu’il la séduit aussi sous une fausse identité masculine. Le Code Hays interdit toute représentation explicite de sexualité queer ou de travestissement assumé. Wilder contourne la règle par un feu d’artifice de sous-entendus verbaux. Sugar confie par exemple qu’elle tombe toujours amoureuse d’hommes indisponibles, tandis que Joe multiplie les promesses absurdes sous ses différentes identités. Le désir circule partout, mais jamais là où il devrait être “autorisé”. Et la réplique finale, devenue mythique « Nobody’s perfect » achève de faire exploser, par l’humour, les limites morales imposées par des décennies de censure.
À travers ces films, le banter apparaît clairement comme un outil narratif né de la contrainte. Quand le corps est interdit, la parole devient le lieu du désir. Le spectateur comprend sans qu’on lui explique, complice de ce jeu du chat et de la souris entre créateurs et censeurs. C’est cette grammaire du non-dit qui a façonné durablement la comédie adulte et le film noir hollywoodiens.
Le pied de nez de Whitey Schafer
En 1940, le photographe de studio A. L. “Whitey” Schafer réalise un cliché qui est devenu une légende : “Thou Shalt Not”.

Sur une seule image, il condense dix choses expressément interdites par le Code Hays :
- La loi vaincue (un policier gît au sol)
- L’intérieur d’une cuisse féminine
- De la lingerie en dentelle
- Un cadavre
- Des narcotiques
- De l’alcool
- Une poitrine exposée
- Du jeu d’argent
- Une arme pointée
- Une mitraillette Thompson
Le message est clair : si on voulait, on pourrait tout mettre dans une seule scène. Cette photo ne passera évidemment pas dans un film, mais circule comme une petite bombe satirique dans le milieu hollywoodien. Elle est la preuve que tout le monde savait que le Code avait quelque chose d’absurde.
Des genres entiers façonnés par la contrainte
- Film noir : né en partie de l’obligation de suggérer la sexualité, de styliser la violence, de jouer sur l’ombre et la lumière.
- Comédie romantique : invente un langage de la séduction sans contact physique prolongé.
- Thriller : devient l’art de ne pas montrer le coup fatal, mais de le faire sentir par l’atmosphère.
Un effet collatéral : un style “universel”
Comme ces films circulent dans le monde entier, cette esthétique codée devient une référence mondiale. Même les cinémas européens, pourtant moins soumis à la censure morale américaine, finissent par adopter ces ellipses, ces symboles, ce jeu sur le non-dit.
Et après ?
À la fin des années 1960, la société américaine change : contre-culture, guerre du Vietnam, révolution sexuelle. Le Code Hays n’est plus tenable. En 1968, il est remplacé par le système de classification par âge (MPAA ratings).
Mais ça, c’est une autre histoire… celle de l’explosion des années 70 et des marges qui vont tester les limites de la liberté retrouvée.
Piste rôliste
On pourrait s’inspirer du Code comme d’une contrainte de jeu :
- Dans un scénario, imposer que certaines actions ou révélations ne puissent passer qu’en sous-texte.
- Jouer sur la tension entre ce que les PJ savent et ce qu’ils peuvent montrer ou dire “officiellement”.
- Dans un univers imaginaire, inventer un Code Hays fictif et en faire un élément de décor ou d’intrigue.
- Le queer coding (traduction littérale : « encodage queer ») est la pratique d’inclusion de signes ou de clichés queer dans la description ou comportement d’un personnage de fiction. Cela permet de donner l’identité sexuelle ou de genre d’un personnage sans l’expliciter. Cette pratique existe sur différents niveaux : de la plus subtile interprétation à la plus claire expression de l’identité du personnage. Le tout est que le nom de la sexualité ou du genre d’un personnage n’est jamais dit explicitement dans la série. ↩︎


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