Ce que lâon sait du Jeu de la mort
Le Jeu de la mort (Game of Death) est un film dâarts martiaux hongkongais inachevĂ©, Ă©crit, produit, rĂ©alisĂ© et interprĂ©tĂ© par Bruce Lee.
Le tournage dĂ©bute en aoĂ»t 1972, mais Lee lâinterrompt deux mois plus tard lorsquâil reçoit une offre historique : jouer dans OpĂ©ration Dragon (Enter the Dragon), premier film de kung-fu produit par Hollywood (Warner Bros.) avec un budget de 850 000 dollars. Il projette de reprendre Le Jeu de la mort aprĂšs ce tournage, mais meurt subitement dâun ĆdĂšme cĂ©rĂ©bral le 20 juillet 1973, avant mĂȘme la sortie dâOpĂ©ration Dragon.

En 1978, la Golden Harvest engage Robert Clouse (rĂ©alisateur dâOpĂ©ration Dragon) pour âterminerâ le film Ă partir de ce qui restait. ProblĂšme : si plus de 100 minutes avaient Ă©tĂ© tournĂ©es, la plupart des rushes furent Ă©garĂ©s, et seules environ 40 minutes â centrĂ©es sur les combats de la pagode â survĂ©curent. Le film de 1978 invente donc une intrigue de vengeance, utilisant les extraits de Bruce Lee comme âdernier acteâ. La pagode devient alors un simple restaurant.
Le concept original de Bruce Lee
Dans la version pensĂ©e par Lee, le hĂ©ros (Hai Tien, jouĂ© par lui-mĂȘme) est contraint par la mafia corĂ©enne de participer Ă une descente dans une pagode de cinq Ă©tages pour rĂ©cupĂ©rer un trĂ©sor. Les armes Ă feu Ă©tant interdites, chaque Ă©tage est dĂ©fendu par un maĂźtre en arts martiaux.
- 1er étage : Hwang In-shik, expert en coups de pied.
- 2e Ă©tage : Taky Kimura, style mante religieuse mĂȘlĂ© au Wing Chun.
- 3e étage : Dan Inosanto, karaté kempo et escrime philippine, maniant le nunchaku.
- 4e étage : Ji Han-Jae, maßtre de hapkido.
- 5e Ă©tage : Kareem Abdul-Jabbar, 2,20 m, style inconnu (Jeet Kune Do poussĂ© Ă lâextrĂȘme).





Les complices du héros périssent les uns aprÚs les autres, et seul Hai Tien parvient à franchir tous les obstacles.
Une philosophie filmée
Au-delĂ du scĂ©nario dâaction, le film devait illustrer la pensĂ©e martiale de Bruce Lee :
- Chaque adversaire incarne une école fermée, avec ses limites.
- Le hĂ©ros ne triomphe quâen sâadaptant et en refusant la rigiditĂ©.
- Le sommet, avec Kareem Abdul-Jabbar, symbolise lâadversaire ultime : imprĂ©visible, immense, libre, que Lee vainc en exploitant une faiblesse (photosensibilitĂ©).

Le Jeu de la mort devait donc ĂȘtre une parabole visuelle du Jeet Kune Do, sa philosophie : efficacitĂ©, libertĂ©, refus des dogmes.
Héritage
La combinaison jaune Ă bandes noires, choisie pour sa souplesse et son caractĂšre ânon-traditionnelâ, est devenue iconique, reprise et citĂ©e dans dâinnombrables films (Kill Bill, Shaolin Soccer, La Tour Montparnasse Infernale). Le combat contre Abdul-Jabbar reste lâun des plus marquants de lâhistoire du cinĂ©ma dâaction.
Des documentaires (Bruce Lee: A Warriorâs Journey, 2000) ont reconstituĂ© la version voulue par Lee Ă partir de ses notes et des tĂ©moignages de proches, confirmant lâimportance de la structure de la pagode comme cĆur du projet.

On retrouve ainsi une structure élémentaire : un lieu unique, une progression verticale, un gardien par étage et un boss final. En clair, un donjon réduit à sa forme la plus pure.
Du cinéma aux manga et anime
La logique de lâascension en Ă©tapes sâest retrouvĂ©e rapidement dans les rĂ©cits populaires japonais, notamment dans les shĆnen manga.
- Dragon Ball (1984â1995) : plusieurs arcs reposent sur ce schĂ©ma. Le Tournoi des arts martiaux (Tenkaichi Budokai) est littĂ©ralement une suite de combats contre des adversaires toujours plus forts, chacun reprĂ©sentant un âpalierâ. Plus tard, lâarc de la Tour Karin ou de lâArmĂ©e du Ruban Rouge rejoue lâidĂ©e de progression par zones ou par Ă©tages.
- Saint Seiya (1986â1990) : lâarc des Douze Maisons est le plus cĂ©lĂšbre : chaque Chevalier dâOr garde sa maison, comme autant de âbossâ avant dâatteindre AthĂ©na.
- Fist of the North Star (Hokuto no Ken) (1983â1988) : succession dâadversaires stylisĂ©s, chacun porteur dâune Ă©cole martiale et dâun territoire Ă franchir.
- Plus ancien encore, certains récits de Osamu Tezuka (Astro Boy dans les années 60, Jungle Taitei) emploient déjà des logiques de progression par adversaires ou par étapes, mais sous une forme plus épisodique.

En fait, la structure âĂ©tage / bossâ est devenue une grammaire narrative du shĆnen : claire, simple, efficace. On sait toujours oĂč on en est dans la progression, et lâattente du prochain adversaire fait partie du plaisir de lecture.
Ce qui est frappant, câest que Bruce Lee a filmĂ© en 1972 une mĂ©canique qui sera codifiĂ©e ensuite par les mangas/anime des annĂ©es 80.
Du cinéma au jeu vidéo
Le cinĂ©ma de Bruce Lee a aussi irriguĂ© le jeu vidĂ©o. Kung-Fu Master (Irem, 1984) reprend presque plan pour plan lâascension de la pagode, Ă©tage par Ă©tage, avec un boss Ă chaque niveau. Câest lâacte de naissance du beatâem up, et bientĂŽt du jeu de baston en un-contre-un (Street Fighter, Tekken).

La mĂ©canique âniveau â boss â niveau suivantâ est devenue la grammaire des jeux vidĂ©o dâaction. Tout est lĂ : la lisibilitĂ©, la montĂ©e en difficultĂ©, la satisfaction de franchir un palier.
De la mythologie Ă Bruce Lee
Lâascension de la pagode dans Le Jeu de la mort ne sort pas de nulle part. Elle sâinscrit dans une trĂšs longue tradition narrative : celle des hĂ©ros qui franchissent une sĂ©rie dâĂ©preuves successives pour atteindre un but ou une rĂ©vĂ©lation.

Dans lâAntiquitĂ©, HĂ©raklĂšs est lâexemple le plus Ă©vident : ses Douze Travaux lâobligent Ă affronter monstres, Ă©preuves et Ă©nigmes, chacun incarnant un dĂ©fi particulier. Ulysse, de son cĂŽtĂ©, doit traverser Ăźle aprĂšs Ăźle, obstacle aprĂšs obstacle â cyclope, sirĂšnes, Enfers â avant de retrouver Ithaque.
Chez ThĂ©sĂ©e, câest le labyrinthe crĂ©tois : un espace clos oĂč lâon avance palier par palier vers lâaffrontement central avec le Minotaure. PersĂ©e doit quant Ă lui rĂ©unir armes et alliĂ©s avant de vaincre MĂ©duse, comme autant de âquĂȘtes secondairesâ indispensables.
Les rĂ©cits de descente aux Enfers, quâil sâagisse dâOrphĂ©e, dâĂnĂ©e ou dâHĂ©raklĂšs, reprennent cette logique : franchir des seuils gardĂ©s, nĂ©gocier avec des figures terribles, passer dâun cercle Ă lâautre. Dante, au Moyen Ăge, systĂ©matise cette logique dans sa Divine ComĂ©die : lâEnfer (9 cercles gardĂ©s par des crĂ©atures mythiques), le Purgatoire (7 terrasses marquĂ©es par les pĂ©chĂ©s capitaux) et le Paradis (9 cieux guidĂ©s par BĂ©atrice) forment une progression dâĂ©preuves et de rĂ©vĂ©lations, jusquâĂ la rencontre finale avec Lucifer puis la vision de Dieu.
Ce que Bruce Lee propose avec sa pagode, câest une mise en image moderne de cette structure archaĂŻque :
- Une ascension claire et linéaire, comme HéraklÚs ou Ulysse franchissant étape aprÚs étape.
- Des gardiens spĂ©cialisĂ©s, chacun reprĂ©sentant une âĂ©preuveâ unique.
- Un sommet qui incarne la confrontation ultime, la révélation de soi.
La pagode devient ainsi une version contemporaine du voyage initiatique. Comme dans les mythes, chaque Ă©tage nâest pas seulement un obstacle, mais une leçon : franchir lâĂ©preuve, câest transformer le hĂ©ros.
Et le jeu de rÎle dans tout ça ?
Le jeu de rĂŽle nâa pas attendu Bruce Lee pour explorer la progression par Ă©tapes : dĂšs les dĂ©buts du PMT (Porte-Monstre-TrĂ©sor), les donjons proposaient dĂ©jĂ une logique de salle aprĂšs salle, avec un climax final. Mais la pagode de Lee en offre une version Ă©purĂ©e, symbolique et hautement adaptable.
- Câest un donjon condensĂ© : pas de dĂ©dale, juste une ascension claire.
- Chaque étage est une rencontre scénarisée (combat, dilemme, énigme, révélation).
- Le boss final nâest pas seulement un obstacle, il incarne la synthĂšse ou le contre-point de tout ce qui a Ă©tĂ© appris avant.
En somme, la pagode devient une boĂźte Ă outils narrative pour les MJ. On peut lâappliquer Ă la fantasy (une tour hantĂ©e), au contemporain (un immeuble contrĂŽlĂ© par une organisation), Ă la SF (une station spatiale modulaire), ou mĂȘme Ă lâonirisme (un voyage intĂ©rieur, cercle aprĂšs cercle).
Le Jeu de la mort, par sa simplicitĂ©, montre que la progression par paliers est une structure universelle : des mythes antiques (HĂ©raklĂšs, Ulysse, Dante) aux anime, des jeux vidĂ©o aux tables de JdR. La pagode de Bruce Lee est peut-ĂȘtre le donjon le plus clair jamais filmĂ©.

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