On l’a toustes déjà dit autour d’une table de jeu : “les murs sont taillés selon une géométrie non euclidienne…”. Ça sonne bien, ça fait Lovecraft. Mais sait-on vraiment ce que cela signifie ? Derrière cette expression devenue cliché se cache une histoire de mathématiques, de perception, et de vertige cosmique.

1. On l’a toustes déjà dit
Ça vous est peut-être déjà arrivé : vous êtes en pleine partie de L’Appel de Cthulhu, l’ambiance est lourde, vos investigateurs pénètrent dans un temple oublié, et là, le Gardien annonce d’un ton grave :
« Les murs sont taillés selon une géométrie non euclidienne… »
Et vous, comme tout le monde, vous hochez la tête d’un air entendu. Ça veut dire que c’est chelou, alien, impossible, ça sent la SAN qui s’envole. Vous ne savez pas trop ce que ça veut dire, mais ça sonne bien. Moi aussi, je l’ai dit. Souvent. Peut-être trop souvent.
Et l’autre jour, un petit doute s’est glissé :
— Au fait, ça veut dire quoi, vraiment ?
Parce que si je suis honnête, je ne suis jamais très à l’aise quand j’utilise un mot sans être certain de ce qu’il recouvre. C’est une manie chez moi : quand une expression devient réflexe, j’aime bien creuser. Et là, en creusant, je me suis rendu compte que le sens original de « géométrie non euclidienne » est très loin de ce qu’on en fait autour des tables ou même dans les nouvelles de Lovecraft.
Et peut-être que ça vaut le coup de remettre un peu les choses à plat. Non pas pour pinailler, mais parce que comprendre les mots qu’on utilise, c’est souvent une bonne manière d’enrichir ce qu’on raconte. Et peut-être même d’ajouter une petite dose de vertige supplémentaire à nos histoires de cultes indicibles et de cités impossibles.
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2. Mais c’est quoi, au juste, une géométrie non euclidienne ?
Commençons par la base. Quand on dit « géométrie », on pense généralement à ce qu’on a appris à l’école : les triangles qui font toujours 180°, les droites parallèles qui ne se croisent jamais, les cercles bien ronds, les angles droits à 90°.
C’est ce qu’on appelle la géométrie euclidienne, du nom d’Euclide, mathématicien grec du IIIᵉ siècle av. J.-C., dont les Éléments ont structuré notre vision de l’espace pendant plus de deux millénaires.
Le cœur de cette géométrie repose sur cinq postulats simples, dont le plus célèbre — et le plus débattu — est celui des parallèles. Dans sa forme originelle, il affirme que si une droite coupe deux autres droites en formant, du même côté, des angles intérieurs dont la somme est inférieure à deux angles droits, alors ces deux droites se rencontreront en ce côté lorsqu’on les prolonge.
Dit plus simplement, et sous une forme équivalente plus facile à retenir :
« Par un point extérieur à une droite, il ne passe qu’une seule parallèle à cette droite. »
Simple, élégant, logique. Et surtout, ça correspond très bien à ce que nos yeux voient dans un monde « plat » et familier.
Quand les parallèles font grève
Sauf que, dès le XIXᵉ siècle, des mathématiciens ont commencé à se demander : et si ce postulat n’était pas toujours vrai ? Et si, dans certains espaces, plusieurs parallèles pouvaient passer par un même point ? Ou aucune ? Et si les droites n’étaient pas si droites que ça ?
C’est ainsi qu’apparaissent les géométries non euclidiennes — des systèmes où l’on modifie (ou abandonne) les règles d’Euclide. Deux formes principales en sortent :

La géométrie elliptique (Bernhard Riemann) : Imaginez la surface d’une sphère. Là, toutes les droites finissent par se croiser (les grands cercles de la Terre, par exemple). Il n’existe donc aucune parallèle. Et cette fois, les angles d’un triangle dépassent 180°.
Prenez trois points très éloignés les uns des autres sur un globe terrestre — disons Quito, Nairobi et Tokyo — et reliez-les par des arcs de grands cercles. Vous obtenez un « triangle » dont la somme des angles est supérieure à 180°. C’est une géométrie non euclidienne parfaitement naturelle
La géométrie hyperbolique (Nikolai Lobatchevski, János Bolyai) : Imaginez une selle de cheval ou une chips Pringles. Dans cet espace « creusé », les lignes droites s’écartent plus vite qu’en géométrie euclidienne, et il peut exister plusieurs droites parallèles à une autre passant par le même point. Résultat : les triangles ont des angles dont la somme est inférieure à 180°.
Imaginez un tapis si vaste qu’il se courbe vers le bas dans toutes les directions, comme une selle géante. Si vous tracez deux « lignes droites » dessus, elles s’écartent indéfiniment. C’est aussi une géométrie non euclidienne — hyperbolique, cette fois.

Rien d’indicible là-dedans
Et voilà le premier constat un peu décevant (ou fascinant, selon votre tempérament) : il n’y a rien d’irrationnel ni d’ésotérique dans la géométrie non euclidienne. C’est une branche tout à fait rigoureuse des mathématiques. Elle sert aujourd’hui à modéliser des choses très concrètes, comme la courbure de l’espace-temps dans la relativité générale d’Einstein ou la forme de l’univers à grande échelle.
Autrement dit, un espace non euclidien n’est pas « impossible » — il est simplement autre. Et nous vivons nous-mêmes dans un univers qui n’est probablement pas euclidien, même si, à notre échelle, il en a l’air.
L’espace, cet imposteur
C’est là que les choses deviennent intéressantes : la géométrie non euclidienne n’est pas un « délire » ni un « chaos », c’est juste une remise en question de notre intuition. C’est un espace qui ne joue plus exactement selon les règles que notre cerveau croit universelles.
Et c’est précisément ce glissement — cette idée que nos perceptions les plus fondamentales peuvent être prises en défaut — qui intéressera Lovecraft. Non pas le contenu mathématique lui-même, mais ce qu’il suggère : un monde où l’espace n’est plus fiable.

3. Quand Lovecraft s’en empare
Revenons maintenant à nos temples cyclopéens et nos cités oubliées. Parce que si l’expression « géométrie non euclidienne » s’est retrouvée dans nos scénarios de jeu de rôle, c’est évidemment à cause d’un homme : Howard Phillips Lovecraft, écrivain américain qui, dans les années 1920 et 1930, a redéfini l’horreur en l’arrachant des cryptes gothiques pour la projeter dans les étoiles.
Lovecraft n’était pas mathématicien — loin de là. Mais il vivait à une époque où la science faisait vaciller les certitudes les plus anciennes. Einstein venait de montrer que l’espace et le temps pouvaient se courber. La géométrie de Riemann, autrefois curiosité académique, devenait un outil pour décrire le réel. Et dans la presse vulgarisée, on parlait d’un univers qui n’était peut-être pas plat, ni stable, ni même compréhensible.
Lovecraft, qui lisait beaucoup de science populaire, n’a pas tout saisi — mais il a compris l’essentiel : l’espace lui-même pouvait être étranger. Et c’est cette étrangeté, plus que la géométrie elle-même, qu’il va exploiter.
Plus qu’un mot, une atmosphère
Dans ses récits, « géométrie non euclidienne » devient presque un code secret, une invocation littéraire pour désigner un espace qui échappe à la raison humaine. Prenons quelques exemples emblématiques :
- Dans Les Montagnes Hallucinées, les explorateurs découvrent une cité antique en Antarctique, et l’un d’eux remarque : « Les angles semblaient à la fois trop aigus et trop obtus. »
Cette phrase, à elle seule, est absurde du point de vue géométrique — mais elle fonctionne parfaitement sur le plan narratif. Elle suggère que notre esprit n’est plus capable de mesurer, de nommer, d’ordonner. - Dans L’Appel de Cthulhu, l’explorateur Johansen raconte comment les structures de R’lyeh se déforment en fonction de l’angle d’où on les regarde. Une porte semble trop petite pour être franchie, puis s’ouvre sur un gouffre immense.
Là encore, il ne s’agit pas d’une géométrie hyperbolique ou elliptique : c’est un espace incohérent pour l’humain. - Dans La Maison de la sorcière, un simple mur d’appartement mène à un autre plan de réalité. Ce n’est plus seulement une question d’angle : c’est l’idée même d’espace continu qui s’effondre.
Dans tous les cas, l’expression n’a rien de rigoureux. Elle n’est pas là pour expliquer, mais pour désigner l’indicible. C’est un raccourci vers l’idée que nos outils rationnels — règle, compas, langage — ne suffisent plus.
Ce que ça dit vraiment : la faillite de la perception
Ce que Lovecraft raconte à travers ce vocabulaire n’est pas tant une bizarrerie architecturale qu’une crise de la perception. Si les angles paraissent absurdes, ce n’est pas que les lois de la géométrie ont changé, c’est que notre cerveau ne sait plus comment les lire.
Autrement dit, la « géométrie non euclidienne » n’est pas l’objet — c’est le symptôme. C’est ce que ressent un être humain face à un espace qui n’est pas construit pour lui. Et c’est là toute la subtilité : l’horreur n’est pas dans la forme, mais dans le décalage entre l’univers et notre capacité à le comprendre.
Imaginez une créature qui vit dans un espace à deux dimensions : pour elle, une sphère qui traverse son monde n’est qu’un cercle changeant, et un simple cube devient un carré qui se déforme. À l’inverse, une créature capable de percevoir un espace à quatre dimensions verrait dans notre appartement des raccourcis invisibles, des portes qui mènent ailleurs, et des angles qui n’existent pas pour nous. Ce n’est pas “faux” — c’est simplement hors de notre modèle.
Une confusion féconde
Alors oui : Lovecraft utilise « géométrie non euclidienne » de travers. Mais ce contresens est aussi une trouvaille littéraire. Il transforme un concept mathématique précis en un mot-valise chargé de vertige, de doute, d’étrangeté. Et cette déformation fonctionne si bien qu’elle a survécu à son auteur, jusqu’à devenir un cliché incontournable de la culture fantastique.
Le problème, c’est que nous avons fini par croire que cette expression signifiait réellement ce qu’elle décrit dans ses récits. Nous avons assimilé « non euclidien » à « incompréhensible », « monstrueux », « indicible ». Et du coup, nous avons un peu perdu de vue ce qu’elle voulait dire à l’origine.
Ce n’est pas forcément grave — mais c’est une confusion qui mérite d’être consciente. Car à force de répéter un mot sans savoir d’où il vient, on finit par l’appauvrir.

Pourquoi on l’emploie souvent de travers…
47° 09′ S, 126° 43′ O
Sud de l’Océan Pacifique.
et comment mieux s’en servir à la table
Ph’nglui mglw’nafh Cthulhu R’lyeh wgah’nagl fhtagn
C’est ici que les choses deviennent intéressantes, parce que c’est aussi ici que nous — rôlistes, MJ, conteur·euses d’histoires — avons notre part de responsabilité dans cette confusion. La vérité, c’est qu’autour des tables de L’Appel de Cthulhu (et d’autres jeux d’horreur cosmique), on utilise presque toujours l’expression « géométrie non euclidienne » comme un mot magique.
On l’agite comme un symbole : elle dit étrange, alien, insaisissable. Elle fait gagner du temps dans la narration : une porte qui s’ouvre « selon une géométrie non euclidienne » n’a même pas besoin d’être décrite — tout le monde comprend que c’est « trop bizarre pour être humain ».
Mais c’est précisément là le piège : on finit par employer cette formule comme un cliché, sans qu’elle signifie vraiment quoi que ce soit. Et à force d’être utilisée comme un effet de manche, elle perd de sa puissance.
Dire “non euclidien” n’est pas décrire
La première chose à comprendre, c’est qu’invoquer l’expression ne remplace pas une description. Dire qu’une salle obéit à une « géométrie non euclidienne » ne raconte rien. Ça ne donne aucune image, aucune sensation. C’est comme dire d’un monstre qu’il est « indicible » sans jamais tenter de l’évoquer : on confond l’étiquette et l’expérience.
Exemple typique :
« La cité entière semble bâtie selon une géométrie non euclidienne. »
C’est joli, mais que perçoivent les personnages ? Est-ce que les lignes semblent se rejoindre au loin alors qu’elles divergent ? Est-ce qu’un couloir forme une boucle alors qu’il va toujours tout droit ? Est-ce qu’une pièce paraît plus grande vue de l’intérieur que de l’extérieur ?
Ces détails sont bien plus troublants qu’un simple mot lancé en l’air.
Revenir à l’idée plutôt qu’au terme
Plutôt que d’utiliser le mot comme un ornement, on peut revenir à l’idée qu’il porte. La géométrie non euclidienne, on l’a vu, ce n’est pas un “désordre” : c’est un espace régi par d’autres lois. Donc si l’on veut en faire ressentir l’étrangeté, il suffit d’en montrer les conséquences concrètes.
Voici quelques pistes narratives qui traduisent vraiment cette idée :
- L’angle trompeur : deux murs se rejoignent à un angle qui semble droit… mais quand on essaie de mesurer ou de poser un objet contre eux, on se rend compte que rien ne colle.
- La boucle impossible : un couloir rectiligne ramène toujours au même point après quelques minutes de marche.
- L’espace déformé : un objet posé au centre d’une pièce paraît se rapprocher du mur le plus éloigné.
- Le volume menteur : l’extérieur d’un bâtiment est petit, mais l’intérieur semble s’étendre sur des kilomètres.
Toutes ces situations parlent d’un espace qui ne fonctionne pas selon les règles familières. Elles sont bien plus efficaces que de répéter « non euclidien » à chaque phrase — parce qu’elles donnent une expérience sensorielle de l’étrangeté, et non un mot passe-partout.
Ne pas avoir peur de l’erreur… mais savoir ce qu’on dit
Faut-il pour autant bannir l’expression ? Pas forcément. Elle peut toujours avoir un effet stylistique, surtout si elle est rare et bien placée. Mais il est bon de garder à l’esprit qu’elle ne veut pas dire « bizarre » ou « chaotique ». Elle signifie littéralement : qui n’obéit pas aux postulats d’Euclide.
Alors, si on veut l’utiliser, autant le faire avec une intention claire. On peut même en jouer : imaginer que les personnages rencontrent un lieu dont la géométrie est rigoureuse, cohérente, mais autre. Ça donne un vertige bien plus subtil que celui d’un décor “impossible” sans queue ni tête.
La vraie horreur : ce n’est pas l’espace, c’est nous
Et au fond, c’est peut-être là que Lovecraft — sans même le vouloir — touche à quelque chose de profond. La géométrie non euclidienne n’est pas terrifiante en soi. Ce qui l’est, c’est de réaliser que notre manière de comprendre le monde n’est pas universelle. Que nos lois, nos intuitions, nos perceptions ne sont que des outils locaux, valables ici et maintenant, mais qui s’effondrent ailleurs.
L’horreur cosmique, c’est ça : non pas l’angle trop aigu, mais l’idée que nous ne sommes pas faits pour comprendre certains angles. Et c’est exactement ce que nous pouvons faire ressentir à la table de jeu, si nous choisissons de décrire plutôt que d’étiqueter, d’évoquer plutôt que de nommer.
En résumé :
- « Géométrie non euclidienne » n’est pas un mot magique.
- C’est une expression mathématique précise, détournée par Lovecraft pour signifier un espace étranger.
- En jeu de rôle, on l’emploie souvent de travers, comme synonyme de “bizarre”.
- On gagne en puissance narrative si l’on revient à son idée fondamentale : un espace qui défie nos perceptions.
Et si, la prochaine fois, vous décriviez cette salle maudite sans prononcer le mot ? Peut-être que vos joueurs la trouveront encore plus effrayante — précisément parce qu’ils ne pourront pas la nommer.
Car au fond, ce n’est pas l’espace qui est non euclidien. C’est notre esprit qui n’est pas fait pour l’habiter.
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