« Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
Pour partir ; cƓurs lĂ©gers, semblables aux ballons,
De leur fatalitĂ© jamais ils ne s’écartent,
Et, sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons ! »

— Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal (1857)

Baudelaire a marquĂ© son Ă©poque en plaçant au centre de sa poĂ©sie le spleen, l’ivresse, la quĂȘte d’un ailleurs impossible. Le Voyage, poĂšme qui clĂŽt Les Fleurs du mal, incarne cette tension : l’aspiration Ă  s’évader du quotidien se heurte Ă  la certitude que nul ailleurs ne dĂ©livre vraiment.

Ces vers — « Mais les vrais voyageurs sont ceux-lĂ  seuls qui partent / Pour partir » — rĂ©sument l’esprit du vagabondage baudelairien. Le voyage n’est pas une destination, mais un Ă©tat d’ñme. Une maniĂšre d’embrasser l’inconnu, sans raison autre que l’élan vital, l’envie de s’arracher Ă  l’immobile.

Encore aujourd’hui, ces mots parlent aux rĂȘveurs, aux nomades, aux joueurs et joueuses de rĂŽle qui incarnent des personnages errants : marins sans port, explorateurs infatigables, fugitifs ou chercheurs de vĂ©ritĂ©s invisibles. Baudelaire, plus d’un siĂšcle et demi plus tard, continue d’inspirer les dĂ©parts sans retour.

Le voyage

A Maxime Du Camp.

I

Pour l'enfant, amoureux de cartes et d'estampes,
L'univers est égal à son vaste appétit.
Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes !
Aux yeux du souvenir que le monde est petit !
Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme,
Le cƓur gros de rancune et de dĂ©sirs amers,
Et nous allons, suivant le rythme de la lame,
Berçant notre infini sur le fini des mers :
Les uns, joyeux de fuir une patrie infĂąme ;
D'autres, l'horreur de leurs berceaux, et quelques-uns,
Astrologues noyés dans les yeux d'une femme,
La Circé tyrannique aux dangereux parfums.
Pour n'ĂȘtre pas changĂ©s en bĂȘtes, ils s'enivrent
D'espace et de lumiÚre et de cieux embrasés ;
La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent,
Effacent lentement la marque des baisers.
Mais les vrais voyageurs sont ceux-lĂ  seuls qui partent
Pour partir, coeurs légers, semblables aux ballons,
De leur fatalité jamais ils ne s'écartent,
Et, sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons !
Ceux-là dont les désirs ont la forme des nues,
Et qui rĂȘvent, ainsi qu'un conscrit le canon,
De vastes voluptés, changeantes, inconnues,
Et dont l'esprit humain n'a jamais su le nom !

II

Nous imitons, horreur ! la toupie et la boule
Dans leur valse et leurs bonds ; mĂȘme dans nos sommeils
La Curiosité nous tourmente et nous roule,
Comme un Ange cruel qui fouette des soleils.
SinguliĂšre fortune oĂč le but se dĂ©place,
Et, n'Ă©tant nulle part, peut ĂȘtre n'importe oĂč !
OĂč l'homme, dont jamais l'espĂ©rance n'est lasse,
Pour trouver le repos court toujours comme un fou !
Notre Ăąme est un trois-mĂąts cherchant son Icarie ;
Une voix retentit sur le pont : " Ouvre l'oeil ! "
Une voix de la hune, ardente et folle, crie .
" Amour... gloire... bonheur ! " Enfer ! c'est un écueil !
Chaque ßlot signalé par l'homme de vigie
Est un Eldorado promis par le Destin ;
L'Imagination qui dresse son orgie
Ne trouve qu'un récif aux clartés du matin.
Ô le Pauvre amoureux des pays chimĂ©riques !
Faut-il le mettre aux fers, le jeter Ă  la mer,
Ce matelot ivrogne, inventeur d'Amériques
Dont le mirage rend le gouffre plus amer ?
Tel le vieux vagabond, piétinant dans la boue,
RĂȘve, le nez en l'air, de brillants paradis ;
Son oeil ensorcelé découvre une Capoue
Partout oĂč la chandelle illumine un taudis.

III

Etonnants voyageurs ! quelles nobles histoires
Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers !
Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,
Ces bijoux merveilleux, faits d'astres et d'éthers.
Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile !
Faites, pour égayer l'ennui de nos prisons,
Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,
Vos souvenirs avec leurs cadres d'horizons.
Dites, qu'avez-vous vu ?

IV

" Nous avons vu des astres
Et des flots ; nous avons vu des sables aussi ;
Et, malgré bien des chocs et d'imprévus désastres,
Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici.
La gloire du soleil sur la mer violette,
La gloire des cités dans le soleil couchant,
Allumaient dans nos coeurs une ardeur inquiĂšte
De plonger dans un ciel au reflet alléchant.
Les plus riches cités, les plus grands paysages,
Jamais ne contenaient l'attrait mystérieux
De ceux que le hasard fait avec les nuages.
Et toujours le désir nous rendait soucieux !
- La jouissance ajoute au désir de la force.
Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d'engrais,
Cependant que grossit et durcit ton écorce,
Tes branches veulent voir le soleil de plus prĂšs !
Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace
Que le cyprĂšs ? - Pourtant nous avons, avec soin,
Cueilli quelques croquis pour votre album vorace,
FrĂšres qui trouvez beau tout ce qui vient de loin !
Nous avons salué des idoles à trompe ;
Des trÎnes constellés de joyaux lumineux ;
Des palais ouvragés dont la féerique pompe
Serait pour vos banquiers un rĂȘve ruineux ;
" Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse ;
Des femmes dont les dents et les ongles sont teints,
Et des jongleurs savants que le serpent caresse. "

V

Et puis, et puis encore ?

VI

" Ô cerveaux enfantins !
Pour ne pas oublier la chose capitale,
Nous avons vu partout, et sans l'avoir cherché,
Du haut jusques en bas de l'échelle fatale,
Le spectacle ennuyeux de l'immortel péché
La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide,
Sans rire s'adorant et s'aimant sans dégoût ;
L'homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide,
Esclave de l'esclave et ruisseau dans l'égout ;
Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote ;
La fĂȘte qu'assaisonne et parfume le sang ;
Le poison du pouvoir énervant le despote,
Et le peuple amoureux du fouet abrutissant ;
Plusieurs religions semblables Ă  la nĂŽtre,
Toutes escaladant le ciel ; la Sainteté,
Comme en un lit de plume un délicat se vautre,
Dans les clous et le crin cherchant la volupté ;
L'Humanité bavarde, ivre de son génie,
Et, folle maintenant comme elle était jadis,
Criant Ă  Dieu, dans sa furibonde agonie :
" Ô mon semblable, î mon maütre, je te maudis ! "
Et les moins sots, hardis amants de la Démence,
Fuyant le grand troupeau parqué par le Destin,
Et se réfugiant dans l'opium immense !
- Tel est du globe entier l'éternel bulletin. "

VII

Amer savoir, celui qu'on tire du voyage !
Le monde, monotone et petit, aujourd'hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image
Une oasis d'horreur dans un désert d'ennui !
Faut-il partir ? rester ? Si tu peux rester, reste ;
Pars, s'il le faut. L'un court, et l'autre se tapit
Pour tromper l'ennemi vigilant et funeste,
Le Temps ! Il est, hélas ! des coureurs sans répit,
Comme le Juif errant et comme les apĂŽtres,
A qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau,
Pour fuir ce rétiaire infùme : il en est d'autres
Qui savent le tuer sans quitter leur berceau.
Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine,
Nous pourrons espérer et crier : En avant !
De mĂȘme qu'autrefois nous partions pour la Chine,
Les yeux fixés au large et les cheveux au vent,
Nous nous embarquerons sur la mer des TénÚbres
Avec le coeur joyeux d'un jeune passager.
Entendez-vous ces voix, charmantes et funĂšbres,
Qui chantent : " Par ici ! vous qui voulez manger
Le Lotus parfumé ! c'est ici qu'on vendange
Les fruits miraculeux dont votre coeur a faim ;
Venez vous enivrer de la douceur étrange
De cette aprĂšs-midi qui n'a jamais de fin ? "
A l'accent familier nous devinons le spectre ;
Nos Pylades lĂ -bas tendent leurs bras vers nous.
" Pour rafraĂźchir ton coeur nage vers ton Electre ! "
Dit celle dont jadis nous baisions les genoux.

VIII

Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l'ancre !
Ce pays nous ennuie, ĂŽ Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre,
Nos cƓurs que tu connais sont remplis de rayons !
Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ?
Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau !
a pirate ship sailing on sea during golden hour
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Commentaires

2 rĂ©ponses Ă  “Le Voyage”

  1. Avatar de princecranoir

    Mais qui était donc Maxime du Camp ?
    En tout cas merci pour cet envol de poésie voyageuse.

    1. Avatar de scriiiptor

      Personnage intĂ©ressant et complexe Ă  cerner sur ce DuCamp (https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Maxime_Du_Camp) la dĂ©dicace pourrait ĂȘtre ironique de la part de Baudelaire.

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