De quoi parle-t-on ?

Publié par Chaosium en 1987, Cthulhu Now est un supplément fondateur qui transpose Call of Cthulhu dans les années 80‑90, rompant franchement avec les années 1920 habituelles du jeu. Il comprend 154 pages souples, deux dépliants, et 24 pages d’aides détachables — une vraie boîte à outils pratique pour le MJ — conçu par William Barton, Keith Herber, Sandy Petersen, Michael Szymanski, G. W. Thomas, William Workman et Lynn Willis, avec une couverture signée Tom Sullivan

Il livre les briques indispensables pour une enquête “moderne” : connaissances médico-légales, profils de métiers contemporains, équipements (jusqu’aux armes nucléaires !), et même un système optionnel de localisation des blessures.


Dans la boîte à outils

Le cœur de Cthulhu Now, c’est avant tout une mise à jour des routines d’enquête : pathologie moderne, procédures policières actuelles, innovations techniques utiles en jeu.

Le but — clairement assumé — consiste à renforcer l’aspect procédural sans sombrer dans le réalisme froid : plus qu’un catalogue, c’est une invitation à jouer en mode crédible, dans un contexte socio-technique réaliste des années 80‑90.

Cela se voit en filigrane dans la diversité des scénarios proposés (voir plus bas), qui leur donnent un cadre cohérent et vivant — une approche pragmatique, fidèle au style “forensic” du début des séries comme X‑Files ou CSI.

Quatre scénarios inclus (typés 80-90’s et très fun à revisiter)

Le supplément propose quatre aventures, chacune porteuse d’un parfum très marqué de l’époque :

  • The City in the Sea : Exploration sous‑marine d’une cité engloutie façon Atlantide, avec mini‑sous‑marins et ambiance aquatique angoissante.
  • Dreams Dark and Deadly : Enquête onirique et psychologiquement tendue, unanimement reconnue comme le meilleur scénario du recueil.
  • The Killer Out of Space : Crash d’une navette spatiale dans le Kansas : quarantaine, suspens technologique et tension proche d’un huis‑clos.
  • The Evil Stars : Death‑metal, bikers, occultisme : l’essence même de la “panique satanique” fin 80’s.

Ces aventures couvrent un large spectre — technique, policier, conspiration, contre-culture — et offrent autant de catégories d’enquêteurs et énergies narratives à exploiter.

Réception critique (à l’époque)

Dans Dragon #138 (octobre 1988), Ken Rolston souligne l’utilité immédiate des chapitres sur les armes et la médecine légale (“vraiment utile pour un MJ”). Il considère Dreams Dark and Deadly comme un excellent scénario, salue The Killer Out of Space comme “très bon”, trouve City in the Sea trop dirigiste, et regrette la fin ouverte de The Evil Stars.

Côté francophone, la notice du Grog met en avant une autre qualité : le supplément choisit une approche sobre et non conspirationniste, loin des surenchères à la X-Files qui domineront plus tard. Elle insiste sur la volonté réelle de transposer l’ambiance lovecraftienne dans une ère moderne, ce qui en faisait une base solide pour les tables francophones au tournant des années 1990.

La filiation et ce que ça a déclenché

Cthulhu Now s’inscrit dans la grande vague des « cadres alternatifs » lancés par Chaosium à la fin des années 80, aux côtés de Gaslight (plongée victorienne) et de Dreamlands (exploration onirique). Ces ouvrages invitaient les joueurs à sortir du strict cadre des années 1920 pour explorer d’autres temporalités ou d’autres tonalités. Mais contrairement aux deux autres, Now proposait une bascule brutale : jouer dans le monde d’« aujourd’hui ».

Cette audace ouvre la voie à toute une sous-gamme moderne, qui s’épanouit dans les années 90. En 1990 paraît At Your Door, une campagne en six volets, conçue comme une véritable immersion dans les milieux contemporains, des laboratoires pharmaceutiques aux réseaux de conspiration. Deux ans plus tard, Chaosium publie The Stars Are Right! — traduit en France par Jeux Descartes en 1995 sous le titre Les Astres sont propices. Ce recueil rassemble sept scénarios courts et percutants, parfaits pour des séances uniques ou des mini-arcs dans une campagne contemporaine.

Puis, en 1996, arrive Utatti Asfet, une grande campagne internationale où les investigateurs sillonnent la planète dans une atmosphère typiquement années 90, entre sectes occultes et complots mondialisés (la VF sortira chez Descartes en 1998).

En parallèle, Chaosium publie en 1995 le 1990’s Handbook, un livret de 80 pages qui condense l’esprit de Cthulhu Now : de nouveaux archétypes, une actualisation des équipements et surtout des amorces d’intrigues ancrées dans le contexte social et culturel du moment. Ce petit manuel illustre bien la volonté de maintenir le jeu connecté à l’air du temps.

L’influence de Cthulhu Now ne se limite pas à cette sous-gamme. Les innovations introduites — en particulier le chapitre sur la médecine légale — seront directement intégrées dans la 5e édition de Call of Cthulhu, preuve que le supplément a durablement marqué la structure des règles officielles.

Enfin, il faut évoquer l’ombre portée de Delta Green. Né en 1992 dans les pages du fanzine The Unspeakable Oath, puis développé en supplément à partir de 1997, ce projet pousse le contemporain dans une direction plus sombre et conspirationniste.

Delta Green

Là où Cthulhu Now proposait une adaptation généraliste, Delta Green incarne la fusion du Mythe avec les grandes peurs paranoïaques des années 90 — agences secrètes, couvertures gouvernementales, guerre de l’ombre. Aujourd’hui encore, c’est cette gamme qui demeure la référence du Cthulhu contemporain, mais sa matrice, sa première impulsion, se trouve bel et bien dans les pages de Cthulhu Now.

La version française : Cthulhu 90

En France, l’ouverture “contemporaine” de l’Appel arrive très vite : Jeux Descartes publie Cthulhu 90 en janvier 1989. L’ouvrage est présenté comme un supplément de règles et de contexte, fidèle à la VO, avec la même boîte à outils (médecine légale, métiers, équipement) et les quatre scénarios emblématiques.

Cette VF s’insère dans un paysage où Jeux Descartes tient la licence française de L’Appel de Cthulhu jusqu’au milieu des années 2000, ce qui explique la cohérence de la ligne éditoriale côté hexagonal. Autrement dit : Cthulhu 90 n’est pas un ovni ponctuel, mais un jalon de la politique “Cthulhu moderne” portée par Descartes à cette période.

Cthulhu 90

Autour de cette parution, la sous-gamme contemporaine se structure aussi en français. On voit paraître le recueil Les Astres sont propices (traduction de The Stars Are Right!, Descartes). Dans le même mouvement, Descartes édite la campagne française Les Œufs de Karlatt (1989), pensée pour du contemporain, et la traduction d’Utatti Asfet (campagne internationale) en 1998. Ces titres ont largement servi de relais pratiques pour jouer “aujourd’hui” sur tables francophones.

En bref, la VF n’a pas juste “suivi” la VO : elle a servi d’appui pour une pratique française du Cthulhu contemporain, avec un noyau commun (le manuel Cthulhu 90) et un ensemble de scénarios/campagnes disponibles en français, qui ont nourri les clubs et conventions au début des années 1990.


Ça vaut quoi aujourd’hui à la table ?

Ce qui a bien vieilli

  • Le côté “manuel d’enquête” : disciplines, procédures, métiers, aides de jeu. Toujours exploitable.
  • Songes funestes (Dreams Dark and Deadly), qui reste tendu et efficace, parfait pour un scénario de convention ou une partie d’ambiance.

Ce qui respire les 80-90’s (et comment l’adapter)

  • La terreur tombée du ciel (The killer out of space) et Les stars du mal (The Evil Stars) sont très ancrées années 80 : navette spatiale, panique satanique, bikers. À jouer au premier degré rétro (pour le fun vintage), ou à re-skinner façon 2025 : un crash de drone militaire, une scène musicale indus/drone ou black metal extrême.

Matos & armes : À utiliser comme support narratif plus que comme catalogue. Lister les calibres est moins utile que montrer comment un PNJ s’en sert ou comment une procédure change l’enquête.


Encadré

Rejouer les années 90 aujourd’hui

Pourquoi s’entêter à ressortir des scénarios “panique satanique” ou “crash de navette spatiale” ? Parce que les années 90 sont déjà de l’Histoire. Elles portent leur lot de clichés et d’angoisses collectives : peur du bug de l’an 2000, sectes médiatisées, guerres du Golfe vues en direct à la télé, l’essor d’Internet, la musique alternative omniprésente, les clubs de jeux dans les caves associatives, les téléphones portables aussi rares qu’encombrants.

À la table, c’est un entre-deux fascinant :

  • Assez proche pour que les joueurs d’aujourd’hui aient des souvenirs, des images ou des sons (MTV, Doom, Nirvana, X-Files).
  • Assez loin pour que l’on puisse jouer sur l’étrangeté : enquêter sans Google, courir au cybercafé, attendre une disquette par la poste, fouiller dans des bottins téléphoniques.
person wearing white and red nirvana top
Photo by Panos Sakalakis on Pexels.com
close up shot of cassette tape and cassette player
Photo by cottonbro studio on Pexels.com
four black and white telephones
Photo by Maarten van den Heuvel on Pexels.com

Jouer dans les années 90, c’est plonger dans une époque où la technologie n’a pas encore “aplati” tous les mystères. Les fax, les VHS et les premières caméras numériques deviennent des accessoires d’horreur. C’est aussi revisiter une ambiance gothique ou alternative : concerts de métal, rave parties, squat underground.

Bref : les années 90 sont devenues un décor rétro. Elles fonctionnent comme les années 20 dans l’Appel : familières et exotiques à la fois, idéales pour un jeu d’horreur contemporain… mais sans smartphones pour tout rationaliser.


Verdict rapide

Cthulhu Now / Cthulhu 90 est le pont entre l’horreur lovecraftienne et le présent : un cadre outillé, quatre scénarios emblématiques, et un héritage toujours visible.

À jouer tel quel pour savourer l’ambiance 80-90, ou à “re-skinner” pour 2025 : la charpente tient toujours, et le supplément reste un jalon fondateur du jeu de rôle d’horreur.



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Commentaires

8 réponses à “Cthulhu Now / Cthulhu 90 — jouer l’Appel dans le présent”

  1. Avatar de Outsider
    Outsider

    Une thématique années 80-90, c’est à dire pré internet et avant la téléphonie mobile, permet de garder les trames scénaristiques habituelles ; pas de mauvaises surprises avec les recherches d’informations depuis un téléphone, l’identification faciale, les drones et bien d’autres technologies capables de gâcher une intrigue.

    Par contre pour les nouvelles génération, cela demande la même préparation que pour jouer durant les années folles.
    Imaginer que les téléphones sont reliés aux murs est relativement simple, mais penser au bottin (annuaire téléphonique) pour une recherche d’adresse me semble réservé aux fans de Terminator.

    Je me suis heurté à l’usage de la photographie, et au besoin d’un développement de la pellicule. Comme c’était du jour pour le lendemain, donc soumis à un délais d’au moins une semaine le nom Polaroid est sortit. Bonne idée, mais la déception sera grande avec l’absence de zoom. C’est quand les joueurs ont commencé à parler flash que j’ai compris que nous n’avions pas la même vision de l’appareil, obligeant à une recherche d’image pour clarifier cette notion de flash. Il était inimaginable pour les jeunes de voir une barre de de flash consommables qui se posait sur l’appareil photo.

    Un choc générationnel en matière de technologies. Et pourtant, il n’y a qu’une génération d’écart. L’occasion de partager avec cette génération montante un passé encore si proche et pourtant déjà loin.

    1. Avatar de scriiiptor

      Tu soulèves un point central pour ce type de jeu aujourd’hui : le décalage technologique et culturel qui sépare les années 80-90 de notre présent.

      Pour celles et ceux qui ont connu cette époque, ressortir un bottin, attendre une semaine pour développer une pellicule ou clipser une barre de flash sur un appareil photo, c’était naturel. Pour les générations nées après 2000, c’est déjà de l’archéologie du quotidien.

      Et tu as raison : ce cadre “pré-internet, pré-téléphone portable” garde une tension dramatique qu’on perd souvent dans un monde où tout est accessible en deux clics. Mais il demande aussi une pédagogie ludique : expliquer les objets, montrer des images, partager des souvenirs, pour recréer ce monde “encore proche et pourtant déjà lointain”.

      Jouer les années 90 aujourd’hui, c’est un peu comme jouer les années 20 : ça demande un effort de documentation, mais ça ouvre des portes narratives incroyables. C’est aussi une expérience de transmission : raconter “comment on vivait avant les smartphones” et en faire un moteur de jeu.

      Et heureusement, on a encore une multitude de films et séries des années 80/90, faciles à (re)voir, qui donnent une image de l’époque… même si attention : eux aussi étaient déjà en décalage avec la réalité !

  2. Avatar de Tolkraft

    Petit détail rigolo : sur le couverture, l’extrémité du patin droit de l’hélico apparait trois fois…
    J’ai cru à un bug d’une éventuelle IA utilisée pour upscaler l’image !

    Mais non, il s’avère que c’est bien l’image original qui est comme ça d’après diverses photo sur le net ; sans doute pour figurer le dérèglement de réalité qui survient lorsqu’on est confronté au Mythe.

    Comme quoi, Narl–IA–tothep n’est jamais loin.

    1. Avatar de scriiiptor

      Oh ben ça ! c’est bien le détail que je n’avais jamais remarqué, et pourtant je l’ai sous les yeux depuis un bail.

  3. Avatar de Tolkraft

    *vous aurez évidemment corrigé en N–IA–rlathotep.
    (c’est pas ma faute, c’est l’IA qui écrit à ma place qui fait des bourdes, la nulle ! ^^)

    1. Avatar de scriiiptor

      J’ai retrouvé un vieux projet d’article sur justement la prononciation de Nayarl… etc… Je copie-colle ici, mais on ne sait jamais ça pourrait devenir un vrai thème et article :

      Comment prononcer Nyarlathotep (sans perdre sa langue ni son âme)

      Dans le grand carnaval des entités lovecraftiennes, il y a toujours ce moment gênant où quelqu’un, autour de la table, lance : « Alors surgit… euh… Nayarlatotep ? »

      Non. Stop. Orthographe officielle : Nyarlathotep. Un seul « o ». Pas de « a » baladeur après le N. Lovecraft l’a écrit noir sur blanc dès 1920.

      Prononciation probable (version rôliste de survie)
      Anglais savant : /ˌnjaːr.ləˈθoʊ.tɛp/
      Traduction phonétique pour nous : Niar-la-tho-tep
      (le « th » se dit comme dans think, pas comme dans this).

      Variantes de terrain
      – Les puristes : « Nyar-la-THO-tep », en martelant le tho.
      – Les feignasses : « Niar-la-tep », on zappe une syllabe.
      – Les MJ pressés : « Ce fichu messager rampant ».

      Petit conseil :
      Ne vous battez pas pour une prononciation parfaite : Lovecraft lui-même n’a jamais fixé de règle. L’essentiel, c’est que quand vous le dites à voix haute, tout le monde frissonne un peu.

  4. Avatar de lutin82

    Comme Gardien, l’idée de proposer à mes joueurs un retour dans les années 80 me tente bien. Néanmoins, ils semblent avoir plus appétence pour les périodes un peu plus anciennes.
    Seules l’apparition d’internet et de smartphone freinent, surtout pour moi, l’envie de prospecter des années plus récentes.

    Les années 20 ou les années 80/90 sont similaires dans le cadre de l’AdC, le matériel a évolué, les moyens de transport aussi, quelques sciences et techniques. Mais finalement, le PJ doit composer avec le mystère et son ingéniosité, pas celle des autres sur internet.

    Je serais curieuse de tomber sur ces chaosium

    1. Avatar de scriiiptor

      Merci pour ton retour ! C’est vrai qu’entre les années 20 et les années 80/90, on retrouve une même logique dans l’AdC : l’enquêteur n’a jamais toutes les clés en main, il doit bricoler, improviser, utiliser son ingéniosité plutôt que de s’en remettre à une technologie omniprésente.

      Les différences existent bien sûr — communication plus rapide, transports plus accessibles, médecine plus avancée — mais elles ne bouleversent pas l’ossature du jeu. Au final, que l’on fouille une bibliothèque en 1924 ou qu’on consulte des archives papier en 1987, on reste dans une même temporalité “humaine”, loin de la recherche instantanée façon Google.

      L’intérêt se déplace alors sur l’ambiance culturelle. Les États-Unis de la fin des années 80 ne sont pas la France de la même époque, et c’est peut-être là que ça devient passionnant pour un Gardien : jouer sur le décalage entre un imaginaire saturé d’images US (films, séries, musique) et la réalité quotidienne des joueurs.

      Bref : pas d’obstacle insurmontable côté règles ou immersion, juste un travail de documentation et de choix d’ambiance. Et au passage, si tu remets la main sur un exemplaire Descartes de Cthulhu 90, c’est une curiosité à feuilleter ! (bon de mon coté, je comprends toujours pas l’intérêt du dépliant avec des illustrations d’armes dans ce supplément)

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