Intemporalité des problématiques contemporaines : anachronismes ou moteurs ludiques ?

C’était à l’occasion de la lecture de l’article du Blog rôliste de Ginkoko « Intégrer des problématiques contemporaines dans le JdR : bonne idée ou anachronisme ? » qu’on s’est un peu pencher sur la question de cette possibilité d’anachronisme. L’article que vous allez lire ci-dessous est resté un bon moment dans nos tiroirs, tellement les réflexions sont…

anachronisme

C’était à l’occasion de la lecture de l’article du Blog rôliste de Ginkoko « Intégrer des problématiques contemporaines dans le JdR : bonne idée ou anachronisme ? » qu’on s’est un peu pencher sur la question de cette possibilité d’anachronisme. L’article que vous allez lire ci-dessous est resté un bon moment dans nos tiroirs, tellement les réflexions sont un peu parties dans tous les sens…

On a par exemple sorti un article sur l’Athéisme un peu à part, afin même d’alléger un peu la sauce ici. Plutôt que de faire une réponse directe à l’article en question, on se penche surtout sur comment on voit les choses.

le jeu de rôle, miroir de nos préoccupations

Peut-on parler de féminisme, d’athéisme, d’égalité, de lutte des classes ou d’écologie dans le jeu de rôle sans faire un anachronisme ou un « forcing idéologique » ? La question revient, que ce soit dans la création de jeux, l’écriture de scénarios ou les débats sur les forums. Pourtant, à bien y regarder, toutes ces thématiques ne sont ni nouvelles, ni incompatibles avec le JdR. Elles sont même, souvent, au cœur de ce qui fait la richesse des parties. Elles touchent à des enjeux fondamentaux de l’humanité, et c’est justement parce qu’elles sont universelles qu’elles méritent d’être explorées à travers le prisme du jeu.


Ce n’est pas anachronique, c’est intemporel

L’idée que certaines idées modernes seraient « trop récentes » pour apparaître dans un univers historique ou même fantastique repose sur une vision linéaire, très occidentale, du progrès. Pourtant, on retrouve des équivalents de ces thèmes dans toutes les époques : des révoltes sociales, des figures de femmes puissantes, des penseuses, des cultures avec une vision spirituelle non religieuse, des réflexions sur la nature et le pouvoir. Ce ne sont pas les thèmes qui sont anachroniques, c’est notre manière de les ignorer qui l’est.

L’histoire n’est jamais neutre ni figée, et les jeux de rôle, tout comme la fiction, nous permettent de la réinterpréter, d’y injecter des réflexions et des contrepoints. Ce qui change d’une époque à l’autre, ce n’est pas l’existence de ces problématiques, mais la façon dont elles s’expriment, dont elles sont perçues et formulées. Elles peuvent donc s’inscrire de manière cohérente dans n’importe quel univers, tant qu’elles sont traitées avec justesse et intelligence.

Intégrer ces sujets, c’est au contraire enrichir le jeu en lui donnant des enjeux plus profonds, plus incarnés. Et cela vaut autant pour des mondes imaginaires que pour des reconstitutions historiques. Le réalisme historique, souvent invoqué pour rejeter certaines représentations, est rarement appliqué de manière cohérente : on accepte volontiers des dragons, des voyages dans le temps ou des super-pouvoirs, mais on tique dès qu’une femme commande une armée ou qu’un personnage refuse la hiérarchie religieuse dominante. Pourquoi ?


Athéisme et JdR : croire ou ne pas croire ?

Un bon exemple de cette tension entre univers et thématique est celui de l’athéisme. Peut-on jouer un personnage athée dans des jeux où les dieux sont objectivement présents, actifs et puissants ? Comme dans RuneQuest, Donjons & Dragons ou Pendragon ?

En fait, l’athéisme peut exister sous plusieurs formes : refus de la vénération, scepticisme mystique, rejet du pouvoir religieux, indifférence pragmatique… Et dans chacun des jeux cités, il existe des marges pour explorer ces attitudes, parfois marginales, parfois subversives. Dans un monde où les dieux marchent parmi les mortels, nier leur existence n’a peut-être pas de sens, mais remettre en question leur autorité, leur légitimité ou leur bienveillance reste possible.

Ce sont même d’excellents moteurs d’intrigues : un hérétique traqué, un sceptique infiltré, un rebelle qui refuse les miracles, une société secrète luttant contre les cultes divins, un prêtre en crise de foi… Explorer ces formes d’athéisme ou de méfiance envers le divin peut générer des dilemmes narratifs profonds. Cela pousse les personnages à faire des choix moraux, philosophiques ou sociaux qui vont au-delà du simple lancer de dés. Et cela peut également créer des tensions intéressantes au sein d’un groupe de personnages, entre croyants fervents, pratiquants opportunistes et sceptiques résolus.


Le jeu de rôle comme laboratoire d’idées

Plutôt que de fuir ces problématiques sous prétexte qu’elles sont « trop modernes », pourquoi ne pas les mettre au service du jeu ? Là où certains voient un danger d’anachronisme, d’autres voient un formidable levier de création. Que ce soit la lutte des classes dans un monde steampunk, les tensions religieuses dans une campagne médiévale, les questions de genre dans une société elfe ou les enjeux écologiques dans une SF post-apo, ces thèmes donnent du corps au jeu. Ils nourrissent la narration, renforcent la cohérence de l’univers, donnent de la profondeur aux personnages.

C’est aussi l’occasion de questionner des représentations parfois figées, de proposer d’autres modèles, de donner de la place à d’autres voix. Sans dogmatisme, mais avec curiosité. Et surtout, sans prétendre imposer une grille de lecture unique, mais en ouvrant des espaces de jeu où les joueur·euses peuvent, à leur rythme, explorer, découvrir, confronter ou questionner ces idées.

Un univers peut être utopique, dystopique ou simplement ambigu, mais c’est toujours un miroir de nos préoccupations contemporaines. Et les grands thèmes humains — liberté, justice, croyance, pouvoir, genre, nature — n’ont pas de date de péremption. Le jeu de rôle est l’endroit rêvé pour les mettre en scène, les tordre, les recontextualiser. C’est un espace d’expérimentation, de projection, parfois de catharsis. Un terrain de jeu pour les idées.


Créateurs et joueurs : qui porte quoi ?

Faut-il que les auteurs de jeux prennent position sur toutes ces questions ? Pas forcément. Mais il est utile qu’ils proposent des pistes, des outils, des marges de liberté. Un système qui permet des choix moraux nuancés, une société fictive avec ses contradictions internes, un univers où les questions de domination, de croyance ou de liberté peuvent être explorées. Des cadres ouverts, où les MJ et les joueurs peuvent projeter leur propre imaginaire.

Mais c’est aussi au groupe de joueurs et joueuses de s’emparer de ces questions, selon leurs envies, leur sensibilité, leur plaisir de jeu. Avec les bons outils (consentement, sécurité émotionnelle, discussions préalables), chacun peut explorer ou contourner ces sujets selon ce qui fait sens. L’important est de se donner les moyens d’un jeu respectueux, mais pas aseptisé. La complexité humaine est une matière de jeu fascinante, pour peu qu’on l’aborde avec attention.

Certaines tables chercheront à l’éviter, et c’est légitime. D’autres s’en saisiront avec enthousiasme, y trouvant matière à nourrir leur immersion et leur créativité. L’important est que le jeu laisse cette possibilité.


Jouer, c’est choisir (et raconter autrement)

Le jeu de rôle n’est jamais neutre. Il est un reflet de nos imaginaires, de nos tensions sociales, de nos espoirs. Jouer avec les grandes questions humaines, ce n’est pas faire du militantisme, c’est faire du roleplay intelligent, sensible, vivant. C’est oser confronter l’imaginaire à la réalité, pour mieux se comprendre, mieux raconter, mieux rêver ensemble.

Alors non, ces thèmes ne sont pas anachroniques. Ils sont universels. Ce qui serait vraiment étrange, ce serait un monde imaginaire sans inégalités, sans conflits, sans aspirations, sans quête de sens. Et ça, franchement, ce serait moins fun. Et sans doute moins crédible aussi.

Le jeu de rôle, parce qu’il est un espace de fiction partagée, est le lieu idéal pour donner une forme ludique à ces réflexions. Il ne s’agit pas de faire la morale, mais d’ouvrir des portes. Et parfois, derrière ces portes, se trouvent les scénarios les plus riches. Et les plus humains.




Commentaires

7 réponses à “Intemporalité des problématiques contemporaines : anachronismes ou moteurs ludiques ?”

  1. Avatar de Anagrys
    Anagrys

    Une réflexion intéressante, c’est sympa de mettre des mots sur ce qui tient en général du non dit — c’est peut-être une des raisons pour lesquelles vous avez eu l’impression de partir dans tous les sens !
    Un point qui m’est venu à l’esprit en lisant l’article : j’ai pensé au cas de Jeanne d’Arc. Sans entrer dans sa légende, juste… la femme, la “bonne lorraine” de François Villon, la paysanne qui a commandé une armée et fait un roi, rien de moins. Comment, dans un bas Moyen-Âge européen où on nous dit que les femmes étaient passives, soumises au bon vouloir des hommes et soupiraient à l’amour courtois, une simple paysanne, femme de surcroît, a-t-elle pu se hisser à ce niveau ? Je crois avoir vu une vidéo qui se penchait sur son cas et disait qu’elle n’a pas été la seule femme dans son cas à son époque.
    En pratique, je me dis en rédigeant mon commentaire que la vision que nous avons des relations entre les femmes et les hommes à cette époque tient beaucoup à la vision qui a été créée au XIXe siècle, qui n’est pas forcément connu pour son progressisme. Peut-être qu’introduire un peu de féminisme dans un monde médiéval n’aurait rien d’anachronique…
    (en tout cas, ça le serait beaucoup moins que l’armure intégrale en mode bikini pour les personnages féminins qu’on voit encore par endroits)

    1. Avatar de Le collectif scriiipt

      Merci beaucoup pour ce commentaire éclairant, Anagrys ! Tu mets le doigt sur un point passionnant : la manière dont notre vision du passé est souvent filtrée par des reconstructions idéologiques postérieures, notamment celle du XIXe siècle, qui a effectivement été assez zélé pour réécrire l’histoire à sa façon — souvent au détriment de la complexité réelle des rôles féminins.

      Le cas de Jeanne d’Arc est exemplaire, et tu fais bien de le souligner : elle n’est pas une exception surgie du néant, mais le témoin d’un espace social, religieux et militaire plus poreux que ce qu’on imagine souvent. On pourrait aussi citer des figures comme Christine de Pizan, ou les fameuses « dames de la croisade » qui ont géré domaines et affaires en l’absence des hommes. Même dans une société dominée par des structures patriarcales, il y avait des failles, des zones grises, des contournements… et donc de la place pour des scénarios riches en nuances.

      Et tu as tout à fait raison : introduire des figures féminines fortes dans un univers médiéval n’est pas un anachronisme, c’est parfois même une façon de rétablir une vérité historique plus complexe — là où l’armure-bikini, elle, relève d’une fantaisie bien contemporaine…

      Encore merci pour ce retour qui pousse la réflexion plus loin — exactement le genre d’échange qu’on espère déclencher en publiant ce type d’article !

  2. Avatar de Stephen Sevenair

    L’idée que certaines idées modernes seraient « trop récentes » pour apparaître dans un univers historique ou même fantastique repose sur une vision linéaire, très occidentale, du progrès

    Rien qu’avec ça tout est dis. Il faut foncer vers toutes les questions d’aujourd’hui et il y aura toujours un réactionnaire pour hurler a l’anachronisme. Pas content il quitte la table.

    1. Avatar de Le collectif scriiipt

      Merci comme ça c’est clair.
      En fait pour dire aussi ça de manière « nuancée » (oui, des fois on fait aussi dans la nuance)… Si on enlève toutes ces notions des scénars, on enlève aussi beaucoup de possibilités « d’aventures » possibles. Et oui, il n’y a rien d’anachronique a lutter contre ce qui nous semble injuste quelque soit l’époque. En fait, si jamais personne ne s’était élevé contre l’injustice qui peut dire où en serait l’humanité. Donc, c’est la base de tout (on exagère, mais pas loin).

  3. Avatar de Ginkoko

    Un plaisir que de lire les résultats de vos réflexions, tant sur les problématiques contemporaines que sur l’athéisme. De la matière grise a chauffé ! 🙂
    Merci pour ce point de vue, je me rends compte que j’aurais pu davantage élargir la réflexion et l’analyse, un peu trop centrée pour ma part sur l’adéquation dans les jeux (purement) historiques, au détriment des sources d’inspiration, d’ouverture et de création d’altérités intéressantes.

    1. Avatar de Le collectif scriiipt

      Hello ! Et merci également !
      C’est bien d’avoir mis les mots sur les problématiques, on aurait dit qu’on tournait autour depuis un moment, mais sans vraiment savoir par où commencer. Ensuite il n’a pas été évident du tout de faire le tri dans nos réflexions. Comme on vient de répondre dans un autre commentaire, « il n’y a rien d’anachronique a lutter contre ce qui nous semble injuste quelque soit l’époque. »
      Dans le sens où finalement c’est la base du progrès, c’est aussi le point de départ de beaucoup d’aventures personnelles, des aventures aussi qui souvent dépassent le cadre personnel et qui finissent par toucher un ensemble plus large. Les exemples sont tellement nombreux que ça en donne le tournis.
      Et voilà, au final il n’y avait rien d’anachronique, mais ça demande parfois une petite gymnastique intellectuelle pour replacer certains éléments dans des contextes différents. Il suffit parfois de voir les choses avec un autre regard. Exemple : »la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb ». Si on se place du point de vue des Taïnos, c’est plus du tout le même truc, ni la même aventure.

  4. […] Une prolongation directe très détaillée et intéressante du sujet […]

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