Il y a eu un moment, vers 2013 ou 2014, où tout le monde parlait de Numenéra. Monte Cook quittait l’orbite de Dungeons & Dragons et lançait un projet personnel, presque mystique : un jeu où la science-fiction et la fantasy fusionnaient dans un monde vieux d’un milliard d’années.

Sur Kickstarter, c’était l’euphorie ; en France, la sortie chez Black Book Éditions a eu ce petit goût d’événement. On avait enfin entre les mains un jeu d’auteur, dense, beau, ambitieux.
Et puis… plus grand-chose. La hype est retombée, doucement, sans fracas.

Numenera

Moi, je suis passé à côté. J’ai acheté le PDF, j’ai feuilleté, j’ai admiré les illustrations. Mais j’ai vite refermé. Trop vaste, trop abstrait. Pas de point d’ancrage, pas de réel repère visuel. Et surtout, cette impression qu’il faudrait des semaines de lecture avant même de pouvoir lancer un scénario. Ce genre de jeu qu’on admire plus qu’on ne joue.

Mais voilà, les années ont passé, et je me surprends à y revenir. Parce que dans le fond, Numenéra ne ressemble à rien d’autre.


Un monde après huit autres

Le Neuvième Monde, c’est la Terre dans un milliard d’années. Huit civilisations se sont succédé, chacune plus avancée que la précédente.

  • Au moins l’une d’entre elles était au cœur d’un empire galactique (voire intergalactique).
  • Au moins l’une d’entre elles possédait la technologie de terraformation et de ponction stellaire.
  • Au moins l’une d’entre elles connaissait les forces fondamentales de la réalité et les altéraient comme elle l’entendait. Elle pouvait jouer avec les lois mêmes de la physique.
  • Au moins l’une d’entre elles répandit dans le monde des machines invisibles de la taille d’une molécule, les nanites (ou nanomachines), qui étaient capables de décomposer et de reconstruire la matière et de manipuler l’énergie.
  • Au moins l’une d’entre elles explora le multivers d’autres dimensions, d’univers parallèles et de différents niveaux de réalité.
  • Au moins une partie de ces civilisations n’étaient pas humaines.

Et tout ce qui reste de ces ères disparues, ce sont des ruines, des machines, des fragments d’un savoir devenu incompréhensible. Les habitants d’aujourd’hui vivent au milieu de ces vestiges et les appellent numenéras. Pour eux, ce sont des miracles. Pour nous, ce sont des technologies.

« Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie. »
— Arthur C. Clarke

C’est cette phrase qui résume tout. Dans Numenéra, des prêtres manipulent des artefacts, les sorciers déclenchent des réactions nanotechnologiques, et les explorateurs cherchent dans les ruines du passé des fragments de connaissance. Le monde semble médiéval, mais au final il repose sur des restes de civilisations stellaires.

Monte Cook cite Moebius et Gene Wolfe comme inspirations principales, et on les sent partout : la poésie des paysages, la sensualité des formes, la mélancolie des civilisations perdues.


Un système élégant, mais pas si simple

Le Cypher System qui propulse le jeu est vendu comme une petite merveille d’équilibre. Tout repose sur un jet de dé unique : 1d20 contre une difficulté de 1 à 10.

Les joueuses et joueurs peuvent dépenser de “l’effort” pour influencer le résultat. Leurs réserves (Puissance, Célérité, Intellect) servent à la fois pour les actions, la fatigue et les dégâts.

Sur le papier, c’est fluide et intelligent. En pratique, c’est un jeu qui demande de la souplesse, presque de la philosophie. Les chiffres comptent moins que la narration, et chaque décision est teintée de risque, d’intention et aussi de poésie.

Monte Cook voulait un jeu où la mécanique soutient l’histoire, pas l’inverse. Mission accomplie, mais au prix d’une certaine abstraction. Il faut accepter de “ne pas tout comprendre” : le système semble, au final, plus sensoriel que mathématique.


Le vertige du Neuvième Monde

Et c’est peut-être ça, le vrai obstacle : Numenéra n’offre pas de carte mentale familière.
Les lieux, les peuples, les technologies n’ont pas de lien clair avec ce que nous connaissons. Chaque ruine est une énigme, chaque découverte peut bouleverser la réalité. En fait, ce n’est ni vraiment du post-apocalyptique, ni complètement de la science fantasy (mais ça s’en rapproche très fort), ni de la science-fiction classique.

Pour un MJ, c’est vertigineux : on a l’impression de devoir réinventer le monde à chaque séance.
Monte Cook le dit lui-même : le Neuvième Monde n’est pas fait pour être compris, mais exploré.

C’est fascinant à lire, mais difficile à jouer. Et comme souvent, le jeu a souffert de son propre génie : trop poétique pour les amateurs de simulation, trop narratif pour les fans de systèmes robustes, trop flou pour les néophytes.


L’imaginaire en panne d’images ?

L’un des grands défis de Numenéra, c’est de le visualiser. Même si les bouquins sont déjà superbement illustrés, c’est pas ça tellement le problème. C’est juste que c’est des illustrations « ponctuelles ». On n’a pas une « image mentale » facile pour se représenter Numenéra. J’ai beau encore et encore le feuilleter, je ne lui comprend pas un équivalent direct dans la culture populaire. Pas de film, pas de série… En fait, pour tout dire à un moment j’ai rapproché ça des Cosmocats, c’est pour dire !

Bref, pour s’y plonger, il faut bricoler un patchwork d’images :

  • Moebius et L’Incal, pour l’esthétique et la spiritualité futuriste ;
  • Gene Wolfe, Le Livre du Nouveau Soleil, pour la densité et la lente décomposition du monde ;
  • Nausicaä de la Vallée du Vent, pour la nature mutante et l’équilibre fragile entre science et foi ;
  • Dune, pour la religion née de la science oubliée ;
  • Annihilation d’Alex Garland, pour la beauté inquiétante de la transformation.

En théorie, ce serait un peu de cette combinaison qu’il faut montrer aux joueuses et joueurs avant même de lancer une partie. Sans images, Numenéra reste un texte. Avec elles, il devient un monde.


Vieilli ? Pas du tout.

Dix ans après sa sortie, Numenéra n’a pas pris une ride. En réalité, il était juste en avance sur son temps.

Le jeu préfigurait le retour actuel des univers contemplatifs, des récits étranges, de la science-fantasy organique.

Le Cypher System a poursuivi sa route, servant de base à The Strange, Gods of the Fall ou Invisible Sun, mais Numenéra reste son joyau : un jeu qui ne promet pas de victoire, mais de compréhension. À l’époque, on voulait des campagnes bien structurées, des scénarios prêts à jouer. Aujourd’hui, on cherche plutôt des expériences : des tables qui racontent quelque chose d’unique, d’émotionnel, d’un peu absurde.

Et là, Numenéra retrouve sa place naturelle.


Que peut-on en faire aujourd’hui ?

Jouer une campagne complète ? Pourquoi pas, mais c’est un engagement colossal. En revanche, le Neuvième Monde se prête merveilleusement à de mini-cycles de trois ou quatre séances.

Un village isolé au bord d’un artefact dormant. Une expédition dans une ruine vivante. Une intelligence ancienne qui rêve encore dans la datasphère.

Pas besoin d’en faire un monde cohérent : chaque fragment suffit à raconter une histoire. C’est peut-être ça, le secret de Numenéra : il n’attend pas qu’on le comprenne, il veut qu’on le contemple.


En guise de conclusion

Numenéra est un jeu magnifique, exigeant, un peu froid, un peu mystique. Il n’a pas vieilli : c’est nous qui avons changé.

C’est un monde qu’on explore comme un rêve, un texte qu’on ne finit jamais vraiment de lire. Et peut-être que c’est ça, sa vraie réussite : un jeu de rôle qui redonne envie de rêver la science.



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