On ne le cite pas souvent. Ixion n’est pas de ces noms qui résonnent immédiatement comme Zeus, Héra ou Ulysse. Dans les récits scolaires, il a disparu derrière ses descendants monstrueux, les Centaures, ou dans l’ombre des Lapithes. Pourtant, c’est un personnage fascinant, parce qu’il incarne à lui seul un archétype qu’on retrouve partout dans la fiction : le salaud indécrottable, celui qu’aucune seconde chance ne sauve.

Le mythe d’Ixion : crime, folie et trahison

Ixion, roi des Lapithes en Thessalie, épouse Dia, fille d’Éionée. Comme le veut la coutume, il promet à son beau-père un riche présent en échange de la main de sa fille. Mais il refuse ensuite de s’acquitter de ce “prix nuptial”.

Éionée, furieux, se venge en s’emparant des chevaux d’Ixion. Ce dernier prépare alors un piège : il creuse une fosse remplie de braises devant son palais de Larissa, invite Éionée à un banquet et le pousse dans le brasier. Éionée meurt brûlé vif.

Ce crime cumule deux fautes capitales :

  • meurtre d’un proche par alliance (crime de sang),
  • trahison de l’hospitalité (crime religieux).

Personne n’accepte de le purifier. Les Érinyes, divinités vengeresses du sang versé, se mettent à le poursuivre sans relâche et le rendent fou. Ixion devient un paria, rejeté des humains et accablé par la folie.

C’est alors que Dia, restée loyale malgré tout, implore Zeus d’intervenir. Touché, le roi des dieux l’accueille à sa table. Ixion est purifié, invité à boire l’ambroisie et à siéger parmi les dieux. C’est une seconde chance inespérée. Mais Ixion, incapable de gratitude, convoite aussitôt Héra.

Zeus, pour le piéger, crée une nuée en forme de déesse, Néphélé. Ixion s’unit à ce simulacre, croyant posséder Héra. De cette union contre nature naît Centauros, que les traditions feront l’ancêtre des Centaures.

Ixion, roi des Lapithes, trompé par Junon qu’il voulait séduire, tableau de Rubens, 1615 (Musée du Louvre). Ixion et Néphélé se trouvent à gauche.

Découvert, Ixion est foudroyé par Zeus. Sur ordre du dieu, Hermès l’attache avec des serpents à une roue enflammée, condamnée à tourner pour l’éternité dans le ciel ou au Tartare.

Les Érinyes : folie ou punition ?

Les Érinyes sont des divinités chthoniennes, implacables, garantes de l’ordre social et religieux. Leur rôle est de punir les crimes de sang au sein des familles et la violation des rites sacrés.

Dans le cas d’Ixion, elles incarnent la vengeance de son beau-père et l’impossibilité d’échapper au crime : elles le rendent fou, le pourchassent, et c’est ainsi qu’il bascule dans l’errance et la marginalité.

La “folie” d’Ixion est donc double :

  • religieuse : un châtiment envoyé par des divinités vengeresses,
  • psychologique : l’isolement et la culpabilité transformés en délire.

Encadré

Les Érinyes, vengeresses du sang

Dans la mythologie grecque, les Érinyes (ou Furies, chez les Romains) sont des divinités chthoniennes liées aux enfers. Elles naissent, selon Hésiode, des gouttes de sang d’Ouranos castré par Cronos.

Fonction : elles poursuivent sans relâche ceux qui ont commis des crimes de sang, surtout au sein de la famille (meurtre d’un parent, parricide, fratricide).

Armes : la folie, la culpabilité, la terreur. Leur pouvoir n’est pas seulement physique : elles rongent la conscience, elles poussent les coupables à perdre raison.

Exemples célèbres : Oreste après le meurtre de Clytemnestre, ou Ixion après le meurtre d’Éionée.

Dans l’histoire d’Ixion, elles incarnent l’impossibilité d’échapper à son crime. Sa folie n’est pas qu’un trait de caractère : c’est le châtiment envoyé par les Érinyes. L’homme qui a rompu les liens sacrés de la famille et de l’hospitalité est condamné à errer, poursuivi par la démence, jusqu’à ce que Zeus le recueille — pour mieux le précipiter ensuite sur sa roue éternelle.

L’hubris : la démesure fatale

Ixion est l’exemple parfait de l’hubris 1(ὕϐρις).

Ce terme grec signifie “démesure”. C’est l’orgueil, la violence, le désir de franchir les limites fixées par les dieux et la société.

  • Sur le plan juridique : à Athènes, l’hubris désigne un outrage violent — coups, viol, sacrilège, tout acte de domination humiliante.
  • Sur le plan moral et religieux : c’est la faute de celui qui dépasse sa “mesure” (moïra2), qui veut plus que ce que le destin lui a attribué.
  • La sanction : l’hubris appelle toujours la némésis3, le retour de bâton divin, qui “rabaisse” celui qui a dépassé sa place.

Chez Ixion, l’hubris se manifeste à chaque étape :

  1. Meurtre d’un proche par alliance (violation du lien familial).
  2. Refus de purification, rejet des règles humaines.
  3. Ingratitude envers Zeus, trahison de l’hospitalité divine.
  4. Désir de séduire Héra, crime sacrilège contre l’ordre cosmique.

La roue enflammée est l’image même de la némésis : la répétition éternelle de sa faute, sans possibilité de rédemption.

Un archétype toujours vivant

Ixion, c’est l’archétype du salaud irrécupérable. Celui qui détruit tout ce qu’on lui offre, incapable de gratitude, incapable de frein.

On le retrouve partout : Ganelon dans La Chanson de Roland, Iago dans Othello, Sydney Brenshaw dans Mudhoney de Russ Meyer. À chaque fois, c’est le même type : l’ingrat, le tricheur, le traître.

Pourquoi ces figures dans les mythes ?

Les mythes ne sont pas de simples contes : ce sont des codes sociaux et des miroirs collectifs.

  • Ils enseignent par l’exemple ce qu’il ne faut pas faire.
  • Ils mettent en scène la peur des sociétés grecques : l’hôte perfide, l’allié ingrat, le chef injuste.
  • Ils donnent corps à des réalités : la folie, la marginalité, la violence intra-familiale.

Ixion est donc un avertissement : l’homme qui franchit toutes les limites est condamné à tourner éternellement sur sa roue.

D’autres “salauds mythologiques”

Si Ixion est l’archétype du traître irrécupérable, il a quelques “cousins” dans la mythologie grecque :

Térée (Métamorphoses d’Ovide, VI) : roi de Thrace, il viole Philomèle, la sœur de son épouse Procné, puis lui coupe la langue pour l’empêcher de parler. Procné et Philomèle se vengent en tuant Itys, le fils de Térée, qu’elles servent à son père lors d’un banquet. Térée est le modèle de l’abuseur violent, puni par la vengeance familiale et transformé en oiseau.

Lycaon (Métamorphoses d’Ovide, I) : roi d’Arcadie, il tente de tromper Zeus en lui servant de la chair humaine pour éprouver sa divinité. Zeus le foudroie et le change en loup. Lycaon reste l’archétype du roi impie et cannibale, incarnation de la sauvagerie.

On pourrait ajouter Busiris (roi d’Égypte, dans la mythologie grecque), qui sacrifiait systématiquement les étrangers accueillis chez lui, jusqu’à ce qu’Héraclès le tue. Ici encore, c’est la figure du tyran inhospitalier, symbole d’une perversion absolue de la xenia4.

Ixion au jeu de rôle : le méchant qu’on ne sauve pas

En JdR, Ixion inspire un antagoniste archétypal :

  • impossible à réformer,
  • toujours prêt à trahir,
  • mais entouré de proches (une “Dia5”) qui croient encore en lui.

C’est ce mélange — la monstruosité morale d’un côté, l’amour ou la loyauté qui subsistent de l’autre — qui rend l’histoire forte.

Exemples rôlistes :

  • Cthulhu 1890 : un notable compromis dans un crime ancien, que les PJ couvrent… avant qu’il les trahisse au profit d’un culte occulte.
    Mega : un dignitaire extraterrestre accueilli comme allié, qui détourne une mission et vend l’équipe.
    Falkenstein : un aristocrate séduisant, toujours charmant en société, mais dont chaque faveur accordée cache une future trahison.

La leçon : on ne “sauve” pas Ixion. La vraie question, c’est quand et comment on choisit de l’arrêter.


  1. L’hubris (ou hybris, traduit par « démesure »), est une notion qui, dans la Grèce antique, renvoie à des attitudes excessives : passion, orgueil, outrage, crime, transgression. Autant dire que ce terme s’oppose à tempérance et raison (logos). ↩︎
  2. Moïra, du prénom grec ancien Μοῖρα / Moîra, dérivé lui-même de μοῖρα / moîra signifiant à la fois « destin », « part », « portion » ou « lot ». Cette pluralité d’acceptions traduit la conception grecque du destin. ↩︎
  3. Le nom némésis dérive du verbe grec νέμειν / némein), signifiant « répartir équitablement, distribuer ce qui est dû », que l’on peut rapprocher de moïra qui signifie à la fois destin et partage. La mythologie romaine en reprend un aspect sous la forme d’Invidia, soit « l’indignation devant un avantage injuste ». ↩︎
  4. Xenia (ξενία / xenía), le concept grec d’hospitalité, et, par extension, les présents offerts à un hôte. La relation d’hospitalité se fait sous la protection de Zeus (Xénios) et d’Athéna (Xénia). ↩︎
  5. Dans la mythologie grecque, Dia, fille d’Éionée (parfois appelé Déionée), est l’épouse d’Ixion (un Lapithe). Elle est la mère de Pirithoos, soit par Ixion, soit par Zeus dont elle a été l’amante, le dieu s’étant transformé en cheval pour l’approcher. ↩︎


Avoir encore plus de SCRiiiPT ?

Abonne-toi pour recevoir nos élucubrations directement dans ta boîte mail, fraîches (ou moisies) selon le jour.

Commentaires

Une réponse à “Ixion, l’oublié des mythes… et pourtant un archétype bien connu”

  1. […] et figures marquantes : James Planché (pionnier), H. J. Byron, F. C. Burnand (Ixion, 1863), William Brough, W. S. Gilbert (avant ses opéras avec […]

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.