
Quand le donjon découvre le Kama Sutra
Il y a vingt ans, au beau milieu de la grande époque du d20 System, un livre s’est glissé entre deux univers : celui des règles officielles de Dungeons & Dragons 3e édition, et celui, plus trouble, de l’érotisme rôliste.
Le Book of Erotic Fantasy, signé Gwendolyn F. M. Kestrel et Duncan Scott (Valar Project, 2003), voulait parler de sexualité, amour, consentement et relations dans les jeux de rôle. Rien de plus légitime : tout le reste de la vie y était déjà.
Mais ce livre-là se retrouve vite dans une position délicate : à la fois supposément “mature” et étrangement voyeuriste. Comme si deux esprits y cohabitaient : celui ou celle qui voulait traiter la sexualité comme un élément narratif à part entière — avec ses conséquences sociales, morales, mystiques — et celui de l’adolescent coincé entre deux rires gênés.
Entre tantra et table des matières
C’est un vrai supplément d20, structuré et riche : nouvelles compétences, dons, classes de prestige, sorts, divinités, créatures, et même maladies sexuellement transmissibles.

On y trouve des personnages comme la Sacred Prostitute, le Tantrist, le Voyeuristic Seer ou le Pierced Mystic. Les chapitres abordent aussi le mariage, la grossesse, la contraception, la fidélité, les tabous, l’orientation sexuelle, la prostitution, ou encore les “appareils de plaisir” magiques.
Certains passages étonnent encore aujourd’hui par leur audace. D’autres font hausser les sourcils : les descriptions “raciales” des pratiques sexuelles (les elfes sensuels, les nains prudes, etc.) ou certaines magies franchissant la ligne du consentement, clairement problématiques aujourd’hui.
Graphiquement, le livre mélange photos et effets numériques façon Photoshop des années 2000 : corsets, regards caméra, latex flou et runes superposées. À l’époque, ça choquait autant que ça fascinait. Aujourd’hui, ça fait surtout… euh, dépassé ?.
Un livre entre deux eaux
Le Book of Erotic Fantasy a été un tournant. Il a d’ailleurs provoqué la colère de Wizards of the Coast, qui a immédiatement ajouté une clause de “décence” à la licence d20, forçant Valar Project à publier son ouvrage uniquement sous licence OGL.

Résultat : plus de logo “d20 System” sur la couverture, et une réputation sulfureuse dès la sortie.
Et pourtant, derrière le clinquant pseudo-sexy, on trouve parfois de vraies tentatives de réflexion : le chapitre sur le consentement, la mention explicite des orientations sexuelles, les règles sur la grossesse et la parentalité, ou l’idée que l’amour a des conséquences — autant de sujets encore quasi absents du JdR mainstream en 2003.
Mais le livre reste tiraillé entre deux tons.
« Une partie veut explorer le sentiment amoureux dans le jeu de rôle ; l’autre veut juste trouver une excuse pour lancer 1d20 sous la couette. »
Et c’est sans doute pour ça qu’il a vieilli : pas tant à cause de son audace, mais parce qu’il ne savait pas très bien de quelle audace il parlait.
Ce qu’on en garde aujourd’hui
Le BoEF est un témoin précieux de ce qu’était le jeu de rôle d’il y a vingt ans : en plein passage à la “maturité”, mais encore pétri de codes adolescents.

C’est un livre de son époque : celle des forums EN World, des débats sur “le bon goût”, des tables presque exclusivement masculines, et des premiers essais pour aborder les questions de genre, de désir et de corps autrement qu’en rigolant.
À relire aujourd’hui, on se dit que l’intention était presque belle : amener la sexualité sans que ce soit sale, ni imposé, ni caché. Mais la forme, maladroite, trahit le manque de regard critique de l’époque sur le consentement, les rapports de pouvoir et les clichés.
Un document historique donc, plus qu’un supplément à utiliser tel quel. À lire comme une relique étrange d’un âge où le JdR essayait d’être adulte, mais sans vraiment savoir comment.

Ce qu’on en disait à l’époque ? (2003-2007)
“I’d be hard pressed to name three products less needed than Valar Project’s Book of Erotic Fantasy.1” — RPG.net, 2003
“It’s a well-executed book, but vacillates between ‘14-Year-Old D&D Geek’ and Lestat just before he took a cold shower.”2 — LiveJournal, 2004
“It has to be the weirdest book in gaming history.3” — Obsidian Forum, 2006
“Trying to incorporate sexual situations into a campaign without everyone getting all squicked out.4” — EN World, 2003
- J’aurais bien du mal à citer trois produits encore moins nécessaires que le Book of Erotic Fantasy du Valar Project. ↩︎
- C’est un livre bien réalisé, mais il oscille entre le geek de Donjons & Dragons de 14 ans et Lestat juste avant qu’il ne prenne une douche froide. ↩︎
- C’est sans doute le livre le plus étrange de toute l’histoire du jeu de rôle. ↩︎
- Essayer d’intégrer des situations sexuelles dans une campagne sans que tout le monde se sente mal à l’aise ou dégoûté. ↩︎

Commentaires
2 réponses à “Book of Erotic Fantasy (Valar Project, 2003)”
Ah, ce supplément qui a su redéfinir les frontières de l’OGL.
Il y a eu un « équivalent » pour Pathfinder d’ailleurs, dont j’ai assuré un bout de relecture, « Book of Passions ».
Je ferais un poke à l’équipe (@scriiipt) pour voir si quelqu’un se lance aussi dans la chronique de « The Book of Passion ».