CircĂ© nâest pas seulement un Ă©pisode pittoresque de lâOdyssĂ©e. Elle surgit dĂšs HĂ©siode comme fille du Soleil HĂ©lios et de PersĂ©is, sĆur dâĂĂ©tĂšs et de PasiphaĂ©.

Ce simple dĂ©tail gĂ©nĂ©alogique lâancre dĂ©jĂ dans un univers ambigu, Ă la frontiĂšre des dieux et des mortels, de la lumiĂšre et de lâombre. HomĂšre, au chant X, en fait une figure redoutable : elle accueille les compagnons dâUlysse, les drogue avec un breuvage mĂȘlĂ© de miel, farine et vin, puis dâun coup de baguette les transforme en porcs. Mais la scĂšne ne sâarrĂȘte pas au grotesque. HermĂšs avait averti Ulysse, lui avait confiĂ© une herbe magique â le fameux moly, racine noire et fleur blanche â antidote divin Ă la sorcellerie. Le hĂ©ros ne cĂšde pas, tire son Ă©pĂ©e, oblige CircĂ© Ă jurer sur les dieux de ne pas lui nuire. DĂšs lors, tout bascule : lâennemie devient hĂŽtesse gĂ©nĂ©reuse, conseillĂšre prĂ©cieuse, celle qui trace la carte des Ă©preuves Ă venir, de la descente aux Enfers jusquâau passage pĂ©rilleux entre Scylla et Charybde.

Cette ambiguĂŻtĂ© fait la richesse de CircĂ©. Chez Apollonios de Rhodes, on la retrouve prĂȘtresse expiant Jason et MĂ©dĂ©e du meurtre dâApsyrtos. Dans les MĂ©tamorphoses dâOvide, elle est magicienne jalouse, mĂ©tamorphosant Scylla en monstre marin et transformant le roi Picus en pic aprĂšs avoir Ă©tĂ© Ă©conduite. Chez Virgile, enfin, son nom se grave dans la gĂ©ographie : le promontoire de CircĂ©, sur la cĂŽte du Latium, oĂč ĂnĂ©e et ses compagnons passent au large. TantĂŽt hĂŽte dangereuse, tantĂŽt purificatrice, tantĂŽt figure topographique, elle voyage avec les mythes et devient presque une divinitĂ© tutĂ©laire de lâItalie.

Les textes anciens insistent toujours sur ses pharmaka, ces drogues, ces herbes qui soignent ou qui tuent, remĂšdes ou poisons selon la dose et lâusage. Le mot mĂȘme de pharmakon contient cette ambiguĂŻtĂ©. CircĂ© est la maĂźtresse des seuils : entre lâhumain et lâanimal, lâhospitalitĂ© et la trahison, le plaisir et lâoubli. Elle vit isolĂ©e, sur son Ăźle dâAiaia, entourĂ©e de loups et de lions qui sont, dit-on, dâanciens marins mĂ©tamorphosĂ©s. Tout en elle rappelle cette idĂ©e que la frontiĂšre entre le civilisĂ© et le sauvage est mince, quâun simple philtre peut abolir lâhumanitĂ© ou la restaurer.

On comprend pourquoi la littĂ©rature moderne sâen est emparĂ©e : Madeline Miller en a fait lâhĂ©roĂŻne de son roman en 2018, réécrivant lâhistoire du point de vue de la magicienne et en faisant une figure dâindĂ©pendance et dâĂ©mancipation. Mais dĂ©jĂ , dans les vers antiques, CircĂ© nâest pas un simple âmĂ©chantâ : elle accueille, nourrit, soigne, aime Ulysse et lui offre un an de repos, tout en lâobligeant Ă ne pas oublier son but. Elle incarne ce moment oĂč le hĂ©ros pourrait se perdre dans le confort, dans lâoubli de la mission â mais aussi celui oĂč il se rappelle quâil faut repartir.

Pour le jeu de rĂŽle, CircĂ© est un filon inĂ©puisable. Dans un scĂ©nario antique, elle peut ĂȘtre la passeuse vers lâAutre-Monde, celle qui impose une purification ou qui livre la carte secrĂšte du voyage. Dans une campagne contemporaine Ă la Cthulhu Now, ses cultes survivent, dissimulĂ©s dans des cercles dâherboristes ou des sociĂ©tĂ©s dâinitiĂ©es. Dans Mega, elle devient une voyageuse interdimensionnelle, exilĂ©e volontaire sur son Ăźle, gardienne de savoirs que les PJ doivent nĂ©gocier. Et dans MalĂ©fices, CircĂ© peut apparaĂźtre en rĂȘve, figure fĂ©minine de pouvoir, mi-sorciĂšre mi-dĂ©esse, proposant pactes et rĂ©vĂ©lations au prix dâun serment.
CircĂ© nâest pas quâune sorciĂšre antique : elle est la mĂ©moire vivante du danger et du dĂ©sir, de lâoubli et de la connaissance, de lâexil et de la puissance. On ne sort jamais indemne de sa maison.