Elle est nue, elle est enchaînée, elle attend qu’un homme vienne la sauver. On pourrait croire à une scène d’un vieux péplum douteux ou à une pub pour parfum des années 90. En fait, c’est juste la Grèce antique. Et si l’image d’Andromède nous dérange aujourd’hui, c’est peut-être qu’elle en dit plus long qu’il n’y paraît — sur les mythes, les genres, et ce qu’on choisit de figer dans les étoiles.


I. Le mythe d’Andromède : beauté, chaînes et chaos marin

Andromède, c’est d’abord un classique bien huilé : une princesse, un monstre marin, un héros ailé, un mariage royal. Mais chez les Grecs, même les poncifs ont des arêtes. Le mythe nous arrive par Ovide, mais aussi par la constellation qui brille encore au-dessus de nos têtes — une jeune fille attachée à un rocher, offerte au chaos pour calmer des dieux capricieux.

Tout commence avec Cassiopée, reine d’Éthiopie, qui a le malheur d’être trop fière (ou juste honnête ?) quant à sa beauté. Elle prétend surpasser les Néréides, et paf, Poséidon punit : un monstre déferle sur les côtes. Le remède ? Un oracle misogyne recommande de sacrifier sa fille, Andromède. Littéralement : nue, enchaînée à un rocher, en pâture au monstre.

Andromède

Huile sur toile de Gustave Doré

C’est là qu’entre en scène Persée. De retour de sa virée sanglante avec la tête de Méduse, il tombe sur Andromède, en mode bondage tragique. Un deal est passé : il tue le monstre, il l’épouse. Il réussit (merci la tête de Gorgone), tue un prétendant jaloux, et ramène la princesse en Grèce pour fonder une lignée royale.

Perseus and Andromeda

oil on canvas by Titian, 1554-1556.

Mais tout ça, ce n’est que la surface. Car sous le vernis héroïque, Andromède incarne un théâtre plus vaste : celui du genre, du sacrifice, et du rôle qu’on assigne aux corps dans les récits fondateurs.


II. Le miroir symbolique : Andromède comme figure fractale

L’innocente punie pour les fautes d’autrui

Andromède ne fait rien, ne dit rien, mais c’est elle qu’on sacrifie. Elle incarne ce vieux réflexe social : on offre un corps (souvent féminin) pour calmer les dieux, les foules, les patrons. Une logique de victime expiatoire qu’on retrouve de Polyxène à Iphigénie, en passant par les « héroïnes » de films d’horreur.

Ses chaînes ? Ce ne sont pas que du fer. Ce sont les attentes sociales, la pureté sacrifiable, l’identité figée. On ne la sauve pas, on la transfère. D’un rocher à une bague.

Persée : sauveur ou recyclage de trauma ?

Avant d’arriver avec son brushing héroïque, Persée affronte Méduse : image de la peur absolue, du regard qui paralyse, de l’ombre intérieure. Le garçon n’est pas un prince charmant, c’est un survivant. Il brandit une arme pétrifiante, et tue un monstre informe. Bref, il affronte le chaos — et pas toujours avec élégance.

Symboliquement, c’est l’initié qui passe les épreuves, mais aussi celui qui impose sa volonté sur une figure passive. Son « sauvetage » est un acte d’appropriation, d’ordre restauré.

Le monstre marin : chaos liquide, inconscient collectif

Le monstre venu de la mer (souvent appelé « Cetus ») est une figure du chaos primitif. C’est le refoulé, le non-maîtrisé, l’angoisse collective. Ce n’est pas un « méchant » : c’est une conséquence. Poséidon le lâche, et hop, la structure sociale vacille.

Étude pour Persée et Andromède
par Mike Sass
Œuvre originale
Huile sur papier monté sur masonite
28 × 35,5 cm

Description de l’œuvre

« Le récit mythologique classique de Persée et Andromède.
Dans la mythologie grecque, Andromède est la fille du roi Céphée et de son épouse Cassiopée. Lorsque l’orgueil de Cassiopée la pousse à se vanter qu’Andromède est plus belle que les Néréides, Poséidon envoie le monstre marin Céto pour ravager Andromède en guise de punition divine.
Andromède est enchaînée à un rocher comme sacrifice destiné à apaiser le monstre, mais elle est sauvée de la mort par Persée.
»
– Mike Sass

Les chaînes et la mise en scène sacrificielle

À force d’être enchaînée, Andromède finit figée. Elle devient icône, image réutilisable. Mais certains manuscrits médiévaux, notamment le Tübinger Hausbuch, viennent brouiller cette image figée.


III. L’Andromède hermaphrodite : entre ciel, genre et transformation

C’est là que ça devient intéressant. Dans certains manuscrits germaniques du XVe siècle, la représentation céleste d’Andromède devient floue. Traits masculins ? Barbe discrète ? Ambiguïté assumée ? On est loin de la princesse antique. Elle devient figure alchimique, un rebis en devenir — ni homme, ni femme, mais potentiel d’union des contraires.

Pourquoi ce glissement ? Parce que dans la pensée hermétique, les constellations sont des symboles mouvants. Andromède devient état intermédiaire : matière suspendue, archétype fractal, symbole d’un monde qui cherche l’unité.

Même son nom (andro-mède), involontairement masculinisé, devient prétexte à lecture queer ou non-binaire1.

Et dans la culture populaire moderne ? Saint Seiya, évidemment. Le chevalier d’Andromède (Shun) est androgyne, sensible, moqué pour sa douceur.

Une subversion douce du virilisme ambiant… jusqu’à ce qu’une adaptation Netflix gomme tout ça en réécrivant le personnage comme une femme cis. Dommage.

Shaun est la version Netflix de Shun, désormais femme, chevalière aux chaînes électrifiées, formée par son frère et animée par des valeurs de compassion et de justice.

Le personnage conserve certaines caractéristiques (les chaînes, la sensibilité, le lien fraternel), mais perd l’impact symbolique d’un jeune homme queer et pacifiste.

La transformation a suscité des avis très partagés : certains saluent une évolution positive vers la diversité, d’autres y voient une normalisation aux dépens d’une représentation rare et précieuse.


Encadré critique

L’Andromède blanche, ou comment blanchir l’Éthiopie antique

Petit rappel historique de base : Andromède est une princesse éthiopienne. Son père, Céphée, est roi d’Éthiopie. Sa mère, Cassiopée, est reine d’Éthiopie. Ce n’est pas une métaphore, ce n’est pas « juste un nom exotique », ce n’est pas une invention moderne. Le mot grec Αἰθιοπία / Aithiopía désigne une région bien réelle, au sud de l’Égypte antique, habitée par des peuples noirs africains.

Et pourtant…

Depuis des siècles, l’iconographie d’Andromède en a fait une jeune fille blanche, souvent blonde, presque diaphane, digne cousine de Vénus. Résultat : l’un des rares personnages féminins africains de la mythologie grecque a été intégralement blanchi pour coller au fantasme européen de la « belle en détresse ».

Trouver aujourd’hui une image d’Andromède noire est un vrai défi. Il en existe, mais :

C’est frustrant — d’autant que ce silence visuel ne vient pas de nulle part.

Andromède est une princesse éthiopienne
Andromède est une princesse éthiopienne
Cette image par exemple est à 99% générée par IA
Andromède est une princesse éthiopienne
Cette image aussi est très probablement générée par IA
Andromède est une princesse éthiopienne
Gravure d’après Abraham van Diepenbeeck, Le Sauvetage d’Andromède (1632-1635), extraite de M. de Marolles, Tableaux du Temple des Muses (Paris, 1655).
Andromède est une princesse éthiopienne

Réécrire ou rétablir ? Le piège des deux bords

Dans les débats contemporains, on assiste à deux mouvements symétriques et souvent mal compris :

Le problème ? Ces deux démarches invisibilisent des réalités historiques différentes. Effacer la négritude d’Andromède, c’est une erreur. Mais repeindre tout l’Antique en noir uniforme, c’en est une autre.


IV. Andromède en jeu de rôle : figures, constellations et chaos narratif

Bon. C’est bien beau les manuscrits alchimiques, mais qu’est-ce qu’on en fait à la table de jeu ? Eh bien, énormément.

Andromède comme personnage (PJ ou PNJ)

  • La captive consciente : elle sait pourquoi elle est là, et n’attend pas qu’on la sauve.

  • La prophétesse : elle accepte son sort… ou en manipule les symboles.

  • L’hybride céleste : être amnésique, tombé des étoiles, en quête d’unité.

  • L’alchimie vivante : personnage fracturé, en cours de transformation (physique, mentale, mystique).

En PJ, elle questionne la perception du groupe. En PNJ, elle interroge leurs certitudes.

Andromède comme décor narratif

  • Un rocher, un rituel, un doute : scène classique réinventée. Est-ce qu’il faut sauver la victime ? Est-elle vraiment une victime ? Le monstre existe-t-il ?

  • Une constellation : dans Rêve de Dragon ou Mage, la figure astrale d’Andromède peut devenir : clef cosmique, anomalie céleste, fragment de mémoire.

Andromède comme structure mythologique

On peut rejouer le mythe avec les curseurs déplacés :

  • Une faute d’orgueil.

  • Une victime désignée.

  • Un monstre.

  • Un sauveur.

  • Une résolution.

Mais pourquoi ne pas :

  • Faire d’Andromède la tueuse du monstre ?

  • Révéler que Persée est un imposteur ?

  • Remplacer le monstre par une illusion ? Un golem social ? Une métaphore vivante ?

Le mythe comme moteur de genre(s)

Le trouble de genre dans les représentations d’Andromède devient un levier narratif :

  • Création de personnages fluides, doubles, alchimiques.

  • Conflits de perception : qui voit quoi ? Qui comprend ?

  • Quêtes de séparation ou de réunification d’un être éclaté.

Du jeu contemporain introspectif (Monsterhearts, Dream Askew) à de la SF étrange façon Barker ou Moebius, tout y passe.


En guise de point-virgule

Andromède, c’est une princesse enchaînée, une constellation tremblante, une figure alchimique trouble, et parfois un garçon en armure rose. C’est tout ça à la fois — et c’est précisément ce qui la rend précieuse en jeu de rôle.

Ne l’enfermons pas. Faisons d’elle un espace de jeu. Un symbole mouvant. Une matière première pour briser les chaînes, même métaphoriques, qu’on traîne dans nos récits.


  1. Le nom Andromède vient du grec ancien Andromédē (Ἀνδρομέδη). Il est généralement formé de deux éléments : « andros », qui signifie « homme » (au sens de mâle adulte), et « mēdomai », un verbe grec qui peut se traduire par « penser », « prendre soin de », ou même « gouverner ». En combinant ces deux racines, on obtient un sens proche de « celle qui gouverne les hommes » ou « celle qui prend soin des hommes ».
    Mais cette étymologie n’est pas totalement simple. Il existe plusieurs interprétations possibles, car les mots grecs ont souvent plusieurs sens selon le contexte. De plus, le suffixe féminin -médē est assez rare, ce qui rend les comparaisons difficiles. Certains mots comme Médée ont une origine similaire, mais les spécialistes ne sont pas toujours d’accord sur le sens exact à retenir.
    Malgré ces incertitudes, l’étymologie la plus communément admise par les chercheurs est bien celle de « celle qui gouverne les hommes ». Ce sens peut paraître paradoxal, car dans le mythe, Andromède est enchaînée et sacrifiée, donc dans une position de faiblesse. Cela donne à son nom une sorte de tension symbolique : un nom fort pour un personnage réduit à l’impuissance… au moins jusqu’à ce que Persée la sauve.
    Enfin, il faut rappeler qu’en mythologie grecque, les noms ne sont pas toujours des mots de la langue courante. Ils peuvent avoir une fonction poétique, symbolique ou simplement sonore, sans qu’il soit toujours possible de les traduire de façon claire et définitive. ↩︎


Avoir encore plus de SCRiiiPT ?

Abonne-toi pour recevoir nos élucubrations directement dans ta boîte mail, fraîches (ou moisies) selon le jour.

Commentaires

6 réponses à “Andromède enchaînée : mythe, genres flous et révélations ludiques”

  1. Avatar de cranoir ecnirPflood24@yahoo.comoolF
    cranoir ecnirPflood24@yahoo.comoolF

    Bravo Ludmilla, et merci pour ce point complet sur une figure mythologique qui recouvre une galaxie d’incarnations.

    1. Avatar de Ludmilla

      Merci beaucoup ! Andromède a effectivement voyagé à travers tant d’images, de récits et de réinterprétations qu’on pourrait presque lui consacrer un atlas entier. C’est toujours un plaisir de creuser ces strates et d’y trouver de nouvelles passerelles… y compris vers le jeu.

  2. Avatar de Iris

    Salutations !
    Il me semble qu’il y a moyen d’élargir le panorama et peut-être ouvrir le champ des spéculations par l’intermédiaire de la mythologie comparée. Certains ingrédients sont très largement répandus :
    ■ association {eau, au-delà, richesse}
    ■ une femme épouse (de gré ou de force)/est enlevée/est sacrifiée
    ■ l’époux (ravisseur, monstre) est haï/craint de la famille de la femme
    ■ la femme revient vers sa famille avec des trésors de son époux, provoquant une crise (jalousie ou autre)
    ■ la famille complote/réclame la mort / tue l’époux
    ■ les conséquences sont néfastes pour la famille
    ■ Option : complexification du récit avec une seconde figure masculine héroïque solaire, opposée au « dragon »
    On a ce schéma plusieurs fois dans la mythologie grecque, avec Andromède, mais aussi Korê-Perséphone. Il apparait dans d’autres zones. Je m’étais intéressée à la relation femme/dragon (ou toute créature monstrueuse) dans un article, découlant d’une lecture sur l’évolution des mythes relatifs à la mort : https://dautomne.fr/2024/11/25/du-mariage-avec-un-dragon-a-twilight/ . Bibliographie : https://dautomne.fr/2024/05/15/bibliographie-en-mythologie-comparee/
    Si on s’appuie sur les ingrédients du mythe, Andromède dans une version antérieure devenait peut-être reine des fonds marins et d’un Au-delà océanique, de quoi gouverner effectivement la destinée humaine ?

    1. Avatar de Ludmilla

      Coucou et merci Iris, tu m’éclaire sur quelque chose d’essentiel : si on élargit vraiment le champ, on voit que l’histoire d’Andromède fonctionne comme une mécanique, presque une formule narrative, que d’autres mythes réutilisent avec des variations infinies.

      On retrouve toujours un équilibre instable : un monde en crise, un être offert (souvent féminin, hein comme par hasard) qui devient à la fois le prix et la clef, une puissance monstrueuse ou liminaire qui menace, et une intervention extérieure qui bouleverse l’échange initial. Le “sauvetage” n’est qu’une des résolutions possibles. Dans d’autres versions, c’est l’alliance avec le monstre, la transgression du tabou, ou le retour chargé de richesses et de malédictions.

      Si on regarde ça comme une mécanique, chaque élément est un curseur : la nature de la menace (mer, chaos, mort, obscurité), la relation avec le monstre (hostile, négociée, intime), et l’issue (intégration, fuite, destruction, transformation). Andromède n’est qu’une position sur ce diagramme, et rien n’empêche de la déplacer pour explorer d’autres possibles… ce qui, pour le jeu, est une mine d’or.

      Et puis, il y a l’après. Car souvent, ces personnages continuent de vivre après le “happy end” officiel — et cette vie n’a rien du « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». Le héros sauveur peut se révéler un beau salaud, la princesse peut être trahie… et parfois, elle se venge de façon terrible. Quant aux dieux, ils restent rarement inactifs : ils relancent le cycle, déplacent les curseurs, ou changent complètement les règles. Bref, on a de quoi tisser encore des récits entiers.

  3. Avatar de Anagrys

    J’aurais bien commencé la conclusion par : « ne l’enchaînons pas »
    Merci pour cet excellent article, pendant toute la première partie j’ai pensé à Shun… avant de le voir apparaître. Le côté « plus puissant des chevaliers de bronze » peut être critiqué (et je sais qu’il vient de la série), monsieur Kurumada aime à dire que le personnage sur lequel il met le focus à un moment donné est le plus puissant (jusqu’à aller dire que ce blaireau intersidéral d’Aphrodite est le plus puissant des chevaliers d’or !), mais il représente effectivement bien sa constellation dans la douceur, le sacrifice, et la force quand il n’y a pas d’autres solution. Je n’ai pas vu la série Netflix, mais je trouve que ce changement est rédhibitoire, une bonne partie de l’intérêt du personnage réside dans sa douceur si féminine, totalement opposée à la puissance (trop) virile de son frère…

    Permettez que je ne m’étende pas sur la symbolique du personnage, vous l’avez déjà très bien fait, et Iris a joliment complété !

    1. Avatar de Ludmilla

      Merci Anagys !
      J’aime beaucoup l’idée de conclure par « ne l’enchaînons pas » — ça aurait donné un joli clin d’œil au texte et à la constellation.
      Et oui, c’est vrai que dans Saint Seiya, tout le monde finit par avoir son moment de toute-puissance : on change juste le projecteur de place, et hop, le personnage devient soudain imbattable. C’est la mécanique de la série, et même si c’est un peu artificiel, ça fonctionne… surtout que, dans le cas de Shun, la puissance est bien là. C’est même l’un des rares à allier maîtrise et retenue, ce qui rend ses éclats encore plus marquants.

      Pour le changement dans la série Netflix, je te rejoins : retirer à Shun cette douceur assumée, en contraste total avec la virilité débordante d’Ikki, c’est effacer un aspect unique. Voir un personnage masculin porter la compassion et le refus de la violence comme une force, c’était précieux — et c’est justement ce qui le rendait si intéressant.

      Quant aux chevaliers d’or… Aphrodite des Poissons, oui, difficile de le défendre comme “le plus puissant” sans sourire. Et Shura du Capricorne, avec son entêtement à toute épreuve, mériterait presque un prix spécial pour service excessif rendu à l’obéissance aveugle. Mais bon, c’est aussi ça qui fait partie du plaisir : ce mélange de personnages iconiques, de figures un peu bancales et de débats sans fin parfois.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.