NSFW mais invisible : ce qui se joue (vraiment) sur itch.io

Depuis ce 24 juillet 2025, itch.io a discrètement rendu invisibles des milliers de jeux NSFW sous pression de ses prestataires de paiement. Cette censure algorithmique touche aussi des œuvres queer et militantes. La communauté s’organise sur Reddit, Mastodon et Discord pour recenser les jeux effacés et préserver une mémoire alternative.

Depuis le 24 juillet 2025, une drôle de brume est tombée sur une partie de la scène indépendante. Pas une censure frontale. Pas une chasse aux sorcières à l’ancienne. Juste… un grand silence algorithmique.

Itch.io, cette plateforme ouverte et décomplexée qui permettait de publier ses jeux sans passer par les majors ou les acteurs dominants aux règles opaques, vient de mettre en place un filtrage massif du contenu NSFW. Le tout, sans prévenir ses créateur·ices.


Ce qui s’est passé

Officiellement, la plateforme a dû « réagir dans l’urgence » à une pression croissante de ses Prestataire de services de paiement1 (Visa, Mastercard, Stripe…). En cause ? Une campagne de dénonciation menée par Collective Shout2, un groupe australien conservateur bien décidé à faire tomber les plateformes hébergeant du contenu jugé « pornographique », « déviant » ou « dangereux pour la société ». Steam avait déjà plié sous leur pression. C’est maintenant au tour d’itch.io.

Résultat : tous les jeux tagués NSFW sont invisibilisés des pages de navigation, des recherches par tag, et de la page d’accueil. Pas supprimés. Juste cachés.

Et ça change tout.


Toujours en ligne… mais introuvables

Le plus sournois dans l’affaire ? Les jeux NSFW restent accessibles via leur lien direct, et peuvent même apparaître dans certains résultats de recherche textuelle (si le mot « nsfw » figure dans le titre ou la description). Mais ils n’apparaissent plus dans les résultats filtrés ou les recommandations automatiques. Et plus rien ne permet à un·e joueur·euse lambda de découvrir ces contenus au hasard d’une navigation.

C’est un peu comme si une bibliothèque laissait ses rayons érotiques ouverts… mais retirait tous les panneaux indicateurs, refermait les portes, et n’inscrivait plus rien au catalogue.

On appelle ça une déréférencement ciblé. Et c’est une arme de plus en plus courante dans le paysage numérique.

du contenu NSFW est encore accessible sur itch.io — mais uniquement si l'on tape "NSFW" dans la barre de recherche
Cette capture montre que du contenu NSFW est encore accessible sur itch.io — mais uniquement si l’on tape « NSFW » dans la barre de recherche. Et encore : seuls les jeux ayant ce mot dans leur titre ou description s’affichent. Les tags, eux, ne fonctionnent plus. La navigation par genre, style ou classification est désormais inutile pour accéder à ces jeux. Une forme de censure indirecte : rien n’est supprimé, mais tout est enfoui. Et pour beaucoup, cela revient au même.

Une inquiétude bien réelle

Certains jeux touchés sont explicitement sexuels, oui. Mais d’autres ne le sont pas du tout. On parle aussi de visual novels queer3, de récits autobiographiques avec contenu intime, de jeux militants ou féministes abordant la sexualité de manière frontale ou poétique. Tous sont désormais logés à la même enseigne : celle de la suspicion générale.

Ce n’est pas une histoire de « contenu inapproprié ». C’est une histoire de pouvoir économique.

Quand un processeur de paiement menace de couper les vivres à une plateforme, ce sont les créateurs qui trinquent. Et à travers eux, des pans entiers de cultures alternatives, d’identités marginalisées, de récits trop rares.


Un précédent dangereux

Ce qui est en train de se passer ressemble à un cas d’école de censure indirecte : pas de bannissements visibles, pas de blocages brutaux… mais une mise au placard algorithmique, dictée par les logiques de conformité financière.

Et demain ? D’autres contenus « sensibles » pourraient suivre :

  • Thèmes politiques ?
  • Jeux sur le genre et l’identité ?
  • Œuvres traitant de violences systémiques ?

À force de ne plus heurter personne, le jeu indépendant pourrait bien devenir aussi lisse et frileux que les vitrines bien rangées des grands éditeurs. Et c’est tout le contraire de ce qui faisait la force d’itch.io.


Un peu de lumière malgré tout

Un peu de lumière malgré tout

Malgré l’invisibilisation des contenus NSFW sur Itch.io, la communauté ne reste pas silencieuse :

Sur Reddit, notamment dans les sous-forums r/itchio et r/gamedev, des créateur·ices publient des listes publiques de jeux désormais introuvables via le moteur interne, et échangent des stratégies de contournement : hébergement alternatif, versions édulcorées pointant vers les liens directs, ou encore outils de recherche indépendants.

Sur le forum officiel d’itch.io, on trouve des fils de discussion où sont listés manuellement des centaines, voire des milliers de jeux masqués. Plusieurs témoignages évoquent une estimation de plus de 20 000 jeux rendus inaccessibles, même pour les téléchargements préalablement achetés.

Sur Mastodon ou Bluesky, certains développeur·ses ont signalé la disparition soudaine de leurs jeux introuvables via la plateforme, en partageant les liens directs pour informer leur public.

Enfin, des serveurs Discord et blogs Tumblr informels ou privés sont utilisés pour diffuser des liens directs vers les jeux invisibilisés, souvent à l’abri d’une visibilité publique, pour tenir une mémoire vivante de cette scène marginale.

La résistance est discrète, mais bien réelle. Elle mérite d’être soutenue — au minimum pour que cette mémoire collective du jeu alternatif continue d’exister.


En guise d’épilogue temporaire

Ce n’est pas une simple question de « jeux pour adultes ». C’est une question de diversité d’expression, de liberté de création et de maîtrise des canaux de diffusion.

Itch.io a longtemps été un refuge. Un laboratoire. Un espace d’expérimentation.

Espérons qu’il ne devienne pas un espace d’effacement.


  1. Un prestataire de services de paiement (PSP) est une entreprise qui fournit l’infrastructure technique et juridique permettant d’effectuer des transactions financières en ligne. Cela inclut le traitement des cartes bancaires, la gestion des virements, la sécurisation des paiements et la vérification des identités. Parmi les plus connus : Stripe, PayPal, Adyen, mais aussi les réseaux de cartes comme Visa ou Mastercard, qui imposent parfois des conditions strictes sur les types de contenus autorisés. ↩︎
  2. Collective Shout est une organisation australienne conservatrice fondée en 2009, qui milite contre la sexualisation des femmes et des enfants dans les médias, la publicité et la culture populaire. Bien qu’elle se présente comme féministe, ses positions sont régulièrement critiquées pour leur moralisme religieux, leur censure active de contenus sexuels consensuels, et leur hostilité envers les œuvres queer ou alternatives. Elle a mené plusieurs campagnes ciblant des jeux vidéo, artistes, influenceuses ou plateformes jugées « dégradantes », avec le soutien d’alliés politiques et financiers très à droite. ↩︎
  3. Les visual novels queer sont des jeux narratifs interactifs — souvent inspirés du format japonais du visual novel — qui explorent des thématiques LGBTQIA+ : identité de genre, sexualité, relations non hétéronormées, etc. Créés en majorité par des auteur·ices issu·es des communautés concernées, ces jeux sont souvent autoproduits et offrent une diversité de représentations encore absente des circuits traditionnels du jeu vidéo. ↩︎


Commentaires

5 réponses à “NSFW mais invisible : ce qui se joue (vraiment) sur itch.io”

  1. Avatar de Le Nocher des livres

    Formidable cette période où tout devient prétexte à censurer ce qui est différent ! Et tant pis s’il y a des victimes collatérales. Merci d’avoir attiré mon attention sur ce scandale en cours.

  2. Avatar de Anagrys
    Anagrys

    Tendance de fond qui est à l’œuvre : les entreprises qui gèrent les paiements sont soumises à la législation des pays où elles opèrent, et à celle des pays où elles ont leur siège social. Pour Visa et MasterCard, ce sont les États-Unis. Problème : quand ces deux décident de fermer leur service pour un de leurs clients, pour quelque raison que ce soit (légale, politique, pour éviter un procès…), celui-ci n’a pas beaucoup d’alternatives, en Occident…
    Ce genre de précédents montre par contre à quel point ces acteurs sont centraux et peut, à relativement court terme, démarrer la mise en place de solutions concurrentes.

    1. Avatar de scriiiptor

      Merci pour ce commentaire qui est très juste.
      Effectivement, tant que Visa et Mastercard (entre autres) restent les gardiens du pont-levis numérique, la marge de manœuvre est mince. Même quand la législation est floue, l’arbitraire économique suffit à faire pression.
      On espère aussi que ce genre de choc servira de déclencheur : pas juste pour créer des alternatives techniques, mais pour repolitiser la question du contrôle des flux.
      Car au fond, ce n’est pas juste une histoire de « contenu sensible » : c’est une bataille pour l’autonomie des créateurs et des cultures minoritaires.

      1. Avatar de Anagrys
        Anagrys

        La Chine et la Russie ont poussé, suite aux sanctions US, leurs propres systèmes de paiement (AliPay et UnionPay, je crois, pour la Chine). Mais on reste sur une volonté étatique et passer par eux pour échapper aux Américains n’est peut-être pas l’idée du siècle, à moins de vouloir tomber de Charybde en Scylla… les cryptos pourraient peut-être représenter une solution, mais je ne crois pas qu’on soit mûrs pour ça et de toute façon, les États (au sens d’institutions dirigées par des personnes ayant une volonté de contrôle sur leur population) se battront pour que ça n’arrive pas.
        J’espère ne pas sembler complotiste

        1. Avatar de scriiiptor

          Voilà une remarque qui sonne pas du tout complotiste, au contraire : elle met bien en lumière le jeu d’équilibre instable entre contrôle étatique, dépendance économique et liberté d’expression.

          AliPay, UnionPay, MIR ou d’autres alternatives restent en effet étatiques ou para-étatiques, et donc chargées de leurs propres logiques de surveillance. Se détourner de Visa/MasterCard pour tomber dans les bras d’un autre bloc n’est pas une sortie de route… c’est juste un changement de douanier.

          Quant aux cryptos, t’as raison de rester prudent. y’a un potentiel pour des outils décentralisés, mais la promesse libertaire du début est en train de se faire racheter, réguler ou corrompre par les mêmes logiques de pouvoir — qu’elles viennent du marché ou des États.

          La vraie difficulté, c’est que toutes les alternatives existantes aujourd’hui restent soit instables, soit captives d’un pouvoir dominant (capital ou gouvernemental). C’est là qu’une réponse collective (archivage, mutualisation, entraide entre créateur·ices) devient essentielle.

          Merci pour ces réflexions très pertinentes — c’est exactement ce genre de nuance qu’on a besoin de garder dans les débats.

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