Certains albums sont comme des objets magiques : puissants, instables, et Ă  ne surtout pas utiliser sans prĂ©caution. Toxicity de System of a Down, c’est exactement ça. Une relique sonore chargĂ©e d’une Ă©nergie chaotique, explosive, parfois spirituelle, toujours dĂ©rangeante. Sorti en 2001, ce deuxiĂšme album du groupe armĂ©no-amĂ©ricain continue Ă  secouer les neurones et Ă  tordre les oreilles. Il fait partie de ces disques qui dĂ©clenchent des discussions passionnĂ©es, des vocations musicales ou narratives, et des envies de tout envoyer valser.

Ses morceaux ultra marquants, ses riffs dĂ©chirĂ©s et ses structures Ă  la frontiĂšre du metal, du punk, du rock progressif et mĂȘme du folklore armĂ©nien en font une Ɠuvre unique, difficile Ă  classer. Et c’est justement ce qui en fait un objet fascinant Ă  explorer, aussi bien en Ă©coute attentive que comme support crĂ©atif. Car Toxicity est plus qu’un album : c’est un terrain de jeu mental, un catalyseur d’imaginaires.

album SOAD Toxicity

Mais peut-on vraiment l’utiliser autour d’une table de jeu de rĂŽle ? Spoiler : oui, mais pas n’importe comment. Et si ce n’est pas pour l’ambiance sonore, ça peut devenir une mine d’or pour Ă©crire des scĂ©narios ou crĂ©er des PNJ aussi tourmentĂ©s que puissants. En somme, un outil aussi utile que dangereux, Ă  manipuler avec style, doigtĂ©, et un minimum de points de SAN.


Toxicity en JdR : ambiance ou chaos sonore ?

Mettre de la musique en partie, c’est souvent tentant. Une ambiance sonore bien choisie peut amplifier les Ă©motions, renforcer l’immersion, et crĂ©er des souvenirs de partie encore plus forts.

Mais attention : Toxicity n’est pas du genre discret. C’est l’opposĂ© de l’OST de Skyrim ou de la douce pluie en fond sonore sur YouTube. Ici, on parle de morceaux Ă  la structure Ă©clatĂ©e, de ruptures rythmiques dignes d’un MJ improvisant une rencontre surprise avec un dĂ©mon cyclope, et de lignes de chant qui passent du murmure Ă  l’hystĂ©rie en trois secondes. C’est Ă  la fois un sabre laser et une grenade Ă  fragmentation.

Conclusion : c’est Ă  manier avec parcimonie. Ou avec malveillance bienveillante. Car c’est un album qui s’impose, qui prend la place dans la piĂšce, et qui brouille les pistes. Les voix multiples, les cassures de rythme, les textes ambigus… tout peut soit enrichir une scĂšne, soit la faire dĂ©railler.

Quelques usages rĂŽlistes possibles :

  • Le morceau ponctuel, utilisĂ© comme Ă©vĂ©nement sonore pour accompagner une vision, un flashback, ou l’apparition d’un PNJ perturbant. “Needles” ou “Prison Song” peuvent totalement faire l’affaire dans ce cadre. On peut imaginer que la chanson surgit comme une voix off malveillante, ou le souvenir d’un monde dĂ©formĂ©. Un effet narratif Ă  rĂ©server aux moments de tension maximale.
  • Une scĂšne scriptĂ©e oĂč le MJ lit une description intense pendant qu’un passage de “Toxicity” ou “Forest” tourne en fond. Cela permet de dĂ©sorienter lĂ©gĂšrement les joueurs, tout en ancrant l’instant dans l’émotion brute. Il faut toutefois connaĂźtre les transitions et les temps morts pour ne pas perdre l’effet, car un break inattendu ou un changement de ton trop violent peut casser le fil narratif.
  • Une intro ou un outro de session, façon gĂ©nĂ©rique de sĂ©rie, si on assume un cĂŽtĂ© trĂšs rock / mĂ©tal / apocalyptique dans l’univers de la campagne. Cela peut donner le ton dĂšs le dĂ©part, en mode « vous n’ĂȘtes pas lĂ  pour cueillir des fleurs ». On imagine trĂšs bien une campagne post-apo, cybernĂ©tique, ou dystopique commencer avec l’explosion d’un morceau comme “Deer Dance”.

Mais globalement, l’album est trop chargĂ© Ă©motionnellement pour tourner en fond permanent. Les changements de ton, les textes percutants, les cris, peuvent vite parasiter les dialogues entre joueurs, voire casser l’immersion. Cela demande une prĂ©paration presque chorĂ©graphiĂ©e si on veut vraiment que la musique accompagne la partie sans la gĂȘner. À rĂ©server aux scĂšnes fortes, comme un sortilĂšge de niveau Ă©levĂ©. (Avec un jet de VolontĂ© pour rĂ©sister Ă  l’envie de hurler “Why do they always send the poor?”)


En phase d’écriture : un gĂ©nĂ©rateur de scĂ©narios anarchiques

LĂ , en revanche, c’est du pain bĂ©ni. Toxicity n’est pas juste un album : c’est un univers mental. Chaque morceau est une porte d’entrĂ©e vers une situation, un dĂ©cor, un type de personnage ou de sociĂ©tĂ© dĂ©glinguĂ©e. Les images mentales qu’il provoque sont souvent trop intenses pour ĂȘtre utilisĂ©es telles quelles en partie, mais parfaites pour nourrir un scĂ©nario.

À utiliser en mode Ă©coute active, comme bande-son de ta propre forge narrative. Un casque sur les oreilles, un carnet ou un traitement de texte ouvert, et c’est parti pour une session de brainstorming sauvage. Ce n’est pas un album que l’on Ă©coute distraitement. Il exige une attention, une rĂ©action, et provoque des Ă©clairs d’idĂ©es parfois totalement absurdes — et donc parfaits pour du jeu de rĂŽle.

Quelques exemples d’inspiration rîliste :

“Prison Song” → un monde carcĂ©ral dystopique, oĂč les prisonniers sont utilisĂ©s comme main-d’Ɠuvre dans des rituels occultes. On imagine un univers oĂč la prison devient un lieu de sacrifice social, avec des gardiens-chamans et des dĂ©tenus possĂ©dĂ©s.

“Science” → une faction de technomages refusant les dogmes scientifiques, au profit d’un savoir chaotique hĂ©ritĂ© de civilisations disparues. Ici, les livres se lisent Ă  l’envers, et les expĂ©riences alchimiques servent Ă  parler aux morts. Une sociĂ©tĂ© oĂč la technologie fonctionne par incantations et oĂč les intelligences artificielles ont des humeurs changeantes.

“ATWA” → un Ă©co-terroriste illuminĂ©, mi-druide, mi-anarchiste, persuadĂ© que la pollution est un dĂ©mon tangible qu’il faut invoquer
 pour le dĂ©truire. La forĂȘt, vivante, se venge par ses messagers. Les PJ doivent dĂ©cider s’ils aident ou arrĂȘtent ce prophĂšte aux visions trop claires pour ĂȘtre folles.

“Bounce” → un club trĂšs privĂ©, avec des rĂšgles trĂšs floues, oĂč l’ambiance flirte avec le grotesque. Les PJ y vont pour trouver un informateur. Et ils n’étaient pas prĂȘts. Il y a des concours absurdes, des Ă©preuves dĂ©gradantes, des secrets qui ne doivent jamais sortir. Ambiance Eyes Wide Shut avec des clowns sous acide.

En Ă©coutant Toxicity, tu ne rĂ©cupĂšres pas que des idĂ©es. Tu absorbes une ambiance, un regard sur le monde, une forme de colĂšre crĂ©ative qui pousse Ă  Ă©crire des histoires Ă  la fois Ă©tranges et nĂ©cessaires. C’est une tempĂȘte d’images et d’énergie brute. IdĂ©al pour sortir des sentiers battus et se dĂ©barrasser du syndrome de la page blanche. Chaque chanson est un appel Ă  la subversion, une provocation Ă  imaginer autrement. Et c’est exactement ce dont on a besoin pour un bon JdR.


System of a Down : un groupe engagĂ© jusqu’à l’os

Impossible de parler de l’album sans dire un mot sur le groupe lui-mĂȘme, parce que Toxicity, c’est aussi un manifeste. SOAD, ce n’est pas juste un dĂ©lire musical. C’est un groupe engagĂ©, politisĂ©, profondĂ©ment marquĂ© par son identitĂ© armĂ©nienne et la mĂ©moire du gĂ©nocide de 1915, toujours niĂ© par de nombreux États Ă  l’époque (et encore aujourd’hui par certains). Cette mĂ©moire irrigue nombre de leurs textes, mĂȘme les plus cryptiques. Mais ce n’est pas leur seul combat : la guerre, la censure, le racisme, les violences policiĂšres, les dĂ©rives mĂ©diatiques
 tout passe dans le filtre de leur musique.

DĂšs leurs dĂ©buts, ils ont fait de leurs textes une arme pour dĂ©noncer l’oppression, les injustices, les abus de pouvoir. Toxicity, sous ses airs de chaos sonore, est une critique lucide du monde moderne, de l’emprise des mĂ©dias, de la surpopulation carcĂ©rale, du pillage de la planĂšte. C’est aussi un cri contre l’absurde, le conformisme, la violence institutionnelle. Les chansons sont parfois codĂ©es, mais toujours habitĂ©es d’une urgence politique et existentielle. Elles parlent Ă  l’intuition, Ă  la colĂšre, Ă  l’instinct de survie.

Ce positionnement rĂ©sonne fortement avec des thĂ©matiques qu’on adore explorer en JdR : rĂ©sistance, utopies brisĂ©es, sociĂ©tĂ©s alternatives, pouvoirs corrompus, culte de la personnalitĂ©, etc. À travers leurs chansons, SOAD propose une sorte de grimoire d’engagement et de dĂ©fi, prĂȘt Ă  ĂȘtre transposĂ© en aventures. Dans leurs textes, on peut entendre les cris de PJ qui se rĂ©voltent, de factions entiĂšres qui refusent la fatalitĂ©, de sociĂ©tĂ©s secrĂštes qui Ɠuvrent dans l’ombre.

En ce sens, Ă©couter Toxicity revient Ă  se nourrir de cette rĂ©volte pour la transformer en carburant narratif. Une rage fertile. Un ferment de fiction. Et aussi, parfois, une boussole morale dans des univers de jeu oĂč le doute est constant. C’est une inspiration qui pousse Ă  crĂ©er du sens dans le chaos.


En résumé : Toxicity comme artefact rÎliste

Utiliser Toxicity dans le cadre du jeu de rĂŽle, c’est comme manier un artefact magique instable : il peut te transformer ton ambiance en moment culte
 ou tout faire exploser. Mieux vaut bien le connaĂźtre, le prĂ©parer, le sortir au bon moment. Et surtout, ne pas l’utiliser sans rĂ©flĂ©chir au tempo et Ă  la scĂšne. Comme un bon MJ, Toxicity ne doit jamais arriver par hasard. C’est un outil de narration, pas un fond d’ambiance.

Mais comme source d’inspiration ? LĂ , c’est un puits sans fond. Une mine d’idĂ©es pour crĂ©er un monde plus Ăąpre, plus dĂ©rangeant, plus intense. À l’image de System of a Down eux-mĂȘmes. Une source Ă  exploiter aussi bien pour un scĂ©nario d’anticipation paranoĂŻaque que pour une fresque Ă©sotĂ©rique, ou mĂȘme un one-shot absurde et anarchiste.

Et si jamais un jour tu fais une campagne entiĂšre inspirĂ©e par Toxicity, on veut le pitch. Et la playlist. Et le t-shirt. Et peut-ĂȘtre mĂȘme le fanzine qui va avec.



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Commentaires

16 rĂ©ponses Ă  “Toxicity, System of a Down et le JdR : un cocktail instable mais hautement inspirant”

  1. Avatar de Stephen Sevenair

    Et oui…. (nostalgico-mĂ©lancolique brutale !)

  2. Avatar de juliette

    J’aime , je connais peu ! merci pour tes explications , je continuerai mon Ă©coute demain !