En 1994, alors que le rock alternatif et le metal industriel fusionnent dans un bain dâacide sonore, un certain Brian Warner, alias Marilyn Manson, surgit de lâombre. Produit par un Trent Reznor en pleine ascension, Portrait of an American Family ne se contente pas de jouer la carte du shock rock : il renverse la table et danse sur les cendres du rĂȘve amĂ©ricain.
Manson nâest pas lĂ pour rassurer, ni mĂȘme simplement provoquer. Il est lĂ pour dĂ©ranger. Pour instiller un malaise poisseux qui colle aux murs, comme une vieille tapisserie quâon nâose plus toucher de peur de ce quâil y a dessous. Avec cet album, il ne cherche pas seulement Ă choquer : il met en place un univers de dĂ©viance, un théùtre grotesque oĂč chaque chanson est une scĂšne dâun film dâhorreur malsain, une Ćuvre cauchemardesque oĂč les freaks prennent enfin leur revanche.
Ce nâest pas juste un disque de rock industriel. Câest une autopsie musicale dâune sociĂ©tĂ© en dĂ©composition, un miroir brisĂ© tendu Ă lâAmĂ©rique des annĂ©es 90. Mais attention, il ne faut pas confondre Marilyn Manson1, le groupe, avec Marilyn Manson, lâhomme. Et si cet album est une rĂ©ussite artistique, son auteur, lui, traĂźne une ombre bien plus Ă©paisse derriĂšre lui.
Une famille (trÚs) américaine

DĂšs la pochette, le ton est donnĂ© : une famille grotesque et malaisante, entre Freaks et une sitcom des annĂ©es 50 passĂ©e Ă la moulinette dâun cauchemar sous acide. LâAmĂ©rique bien propre sur elle est sur le grill, et Manson compte bien la carboniser jusquâau trognon.
Musicalement, câest un joyeux bordel. Une fusion toxique de metal industriel, de rock gothique et de punk crasseux, le tout enveloppĂ© dans une ambiance de fĂȘte foraine dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©e. Trent Reznor insuffle son ADN sonore : des guitares saturĂ©es et abrasives, des beats martelĂ©s comme un marteau sur une boĂźte crĂąnienne, des samples distordus qui semblent sortir dâun film dâhorreur oubliĂ©. Mais contrairement Ă Nine Inch Nails, qui cultive un nihilisme froid et clinique, Manson injecte une dose dâironie burlesque Ă la Alice Cooper ou Lux Interior des Cramps, mais version goulag mental.
DerriĂšre le chanteur, il y a aussi un groupe redoutable. Twiggy Ramirez, bassiste inspirĂ©, tisse des lignes sales et hypnotiques qui renforcent le cĂŽtĂ© poisseux de lâalbum. Daisy Berkowitz, guitariste et co-fondateur du groupe, apporte une touche plus rock et catchy qui Ă©quilibre le chaos ambiant. Sans oublier Madonna Wayne Gacy, aux claviers, qui injecte une dose de cabaret funĂšbre et accentue le cĂŽtĂ© grand-guignolesque de lâensemble.



Lâinfluence du cinĂ©ma est omniprĂ©sente. Mais sâil y a un rĂ©alisateur qui colle parfaitement Ă cet album, câest bien David Lynch. Lâambiance dĂ©glinguĂ©e de Portrait of an American Family fait Ă©cho Ă Eraserhead et Ă la ville malade de Blue Velvet. Wrapped in Plastic, qui reprend le matĂ©riau retrouvĂ© autour du corps de Laura Palmer dans Twin Peaks, est un hommage appuyĂ© Ă cette AmĂ©rique cauchemardesque que Lynch dĂ©construit film aprĂšs film.
Des hymnes pour les parias
Lâalbum sâouvre sur Prelude (The Family Trip), une intro inquiĂ©tante oĂč la voix trafiquĂ©e dâun Willy Wonka sous mescaline nous invite dans un monde tordu. Puis, Cake and Sodomy explose et annonce la couleur : critique acerbe du puritanisme amĂ©ricain, sexe crasseux, slogans scandĂ©s comme des crachats au visage de la biensĂ©ance. SubtilitĂ© ? Jamais entendu parler.
Lunchbox, inspirĂ© dâune anecdote oĂč Manson enfant sâĂ©tait dĂ©fendu Ă coups de boĂźte Ă goĂ»ter contre des brutes, devient un hymne Ă la revanche des rejetĂ©s. Un rock alternatif vĂ©nĂ©neux, avec un refrain qui claque comme une gifle. La rythmique, martiale et implacable, donne au morceau une Ă©nergie presque militaire, une marche forcĂ©e vers lâĂ©mancipation par la destruction.
Et puis il y a Dope Hat, un trip hallucinogĂšne oĂč les guitares grincent, les nappes de synthĂ© poissent et la voix de Manson oscille entre prĂ©dicateur dĂ©moniaque et gosse capricieux. Le clip, rĂ©interprĂ©tation malsaine de Charlie et la Chocolaterie, enfonce le clou : on est coincĂ© dans un cirque infernal, et il nây a pas de sortie de secours.
Mais ce qui frappe aussi, câest lâĂ©nergie brute qui se dĂ©gage de titres comme Get Your Gunn ou Wrapped in Plastic, oĂč les influences punk et indus fusionnent dans un bain dâacide sonore. Chaque morceau semble hurler une colĂšre contenue, un besoin viscĂ©ral dâexorciser les nĂ©vroses de son crĂ©ateur Ă travers un carnaval sonore impitoyable.
De la musique aux tables de JdR
Si vous cherchez une inspiration pour un univers de jeu de rĂŽle glauque et dĂ©glinguĂ©, cet album est un terreau fertile. Imaginez un setting Ă la Vampire : la Mascarade, mais en mode freakshow itinĂ©rant, oĂč chaque PNJ est une aberration sociale prĂȘte Ă exploser. Ou encore une campagne de LâAppel de Cthulhu oĂč un groupe de musiciens dĂ©cadents dĂ©couvre que leurs morceaux rĂ©veillent quelque chose de bien plus ancien et malveillant quâeux…
Ajoutez une touche de Delta Green, et vous obtenez un scĂ©nario oĂč une secte underground utilise des concerts de shock rock comme rituels pour invoquer des entitĂ©s indicibles. Imaginez une enquĂȘte oĂč les indices se cachent dans les paroles des morceaux, oĂč les hallucinations provoquĂ©es par le son ne sont peut-ĂȘtre pas que des trips psychĂ©dĂ©liques, mais de vĂ©ritables fenĂȘtres sur lâhorreur absolue.
Pourquoi ne pas aller encore plus loin et imaginer un jeu de rĂŽle oĂč les joueurs incarnent des musiciens de rock maudits, condamnĂ©s Ă jouer chaque soir pour une audience de spectres, traquĂ©s par des fanatiques persuadĂ©s que leur musique est un portail vers un autre monde ? Un Road Movie musical qui vire lentement au cauchemar Lovecraftien…
Bref, si vous voulez ajouter une touche de dĂ©cadence malsaine Ă vos parties, Portrait of an American Family est une mine dâor Ă explorer. Juste, nâoubliez pas de laisser la lumiĂšre allumĂ©e.
- Le groupe porte briĂšvement le nom de Marilyn Manson & the Spooky Kids (1989â1992) â©ïž
Commentaires
8 rĂ©ponses Ă “Marilyn Manson – Portrait of an American Family : naissance d’un monstre du Rock Indus”
C’est marrant, je ne crois pas avoir encore Ă©coutĂ© (consciemment) Marylin Manson. Ă sa grande Ă©poque, j’Ă©tais soit plus « clair » (Metallica, Manowar), soit beaucoup plus sombre (influence Metallian), pourtant je me souviens d’une interview lu dans un Hard Force ou un Hard’n Heavy de l’Ă©poque oĂč j’avais apprĂ©ciĂ© son discours, notamment vis Ă vis de la religion.
Quoi qu’il en soit, je crois que ce que je prĂ©fĂšre chez lui (en parlant du coup du chanteur)… c’est son ex-femme
Ses albums (studios, ep et live) les plus sympas sont les premiers jusqu’Ă holy wood a peu prĂ©s (en gros avant 2000).
^^ je comprends tout Ă fait pour Dita… Il faudra un jour qu’on en fasse un chronique sur le neoburlesque.