Il fut un temps oĂč l’amour entre femmes n’existait qu’Ă la marge, dans des romans de gare Ă la couverture criarde, coincĂ©s entre des polars fauchĂ©s et des westerns fatiguĂ©s. Les Lesbian Pulps, ce pan fascinant de la littĂ©rature populaire des annĂ©es 1950-60, oscillaient entre voyeurisme racoleur et rĂ©sistance sous couverture.
DerriĂšre des titres aguicheurs comme Strange Sisters ou Odd Girl Out, se jouait une bataille culturelle insidieuse : entre la censure, les prĂ©jugĂ©s et la quĂȘte d’une reprĂ©sentation sincĂšre. Pour beaucoup de lectrices de l’Ă©poque, ces ouvrages constituaient la seule façon de se voir reflĂ©tĂ©es dans la fiction, mĂȘme si c’Ă©tait au prix d’une dĂ©formation rĂ©ductrice et parfois cruelle.

Une littérature sous contrainte
Aux Ătats-Unis, les annĂ©es 1950 Ă©taient marquĂ©es par une sociĂ©tĂ© ultraconservatrice oĂč l’homosexualitĂ© Ă©tait perçue comme une dĂ©viance Ă rĂ©primer. Dans ce contexte, les Lesbian Pulps se dĂ©veloppent sous une contrainte paradoxale : leur existence est tolĂ©rĂ©e tant qu’ils finissent mal. La morale de l’Ă©poque exige que les protagonistes lesbiennes soient punies d’une maniĂšre ou d’une autre : retour Ă l’hĂ©tĂ©rosexualitĂ©, solitude tragique ou mort expiatoire.
MalgrĂ© ces limites, quelques autrices parviennent Ă contourner les attentes en insufflant Ă leurs personnages une vĂ©ritable humanitĂ©. The Price of Salt (1952) de Patricia Highsmith est emblĂ©matique : contrairement aux autres pulps de son Ă©poque, il offre Ă ses hĂ©roĂŻnes une fin ouverte et heureuse. De mĂȘme, Ann Bannon, avec sa sĂ©rie des Beebo Brinker, dessine un monde lesbien plus tangible, foisonnant de figures butch et de quĂȘtes identitaires. Les Lesbian Pulps Ă©taient ainsi Ă la fois un produit du patriarcat et un vecteur de libĂ©ration cachĂ©e, offrant parfois, entre les lignes, une vĂ©ritable exploration de l’identitĂ© queer.

Ces romans avaient Ă©galement une portĂ©e bien plus grande que la simple consommation de littĂ©rature de gare. Ils servaient de point d’ancrage Ă une communautĂ© dispersĂ©e, qui pouvait ainsi entrevoir un miroir de ses dĂ©sirs et de ses craintes. L’Ă©change sous le manteau de ces ouvrages participait Ă la construction d’une culture lesbienne clandestine, crĂ©ant des rĂ©fĂ©rences et un imaginaire collectif. La critique moderne reconnaĂźt aujourd’hui leur valeur en tant qu’objets culturels et historiques, symboles d’une rĂ©sistance discrĂšte mais bien rĂ©elle.
Héritage et réhabilitation
Avec le temps, ces romans ont acquis une valeur historique et culturelle insoupçonnĂ©e. Ce qui Ă©tait autrefois de la « littĂ©rature de gare » est dĂ©sormais perçu comme une archive des rĂ©sistances queers face Ă la censure. Des ouvrages acadĂ©miques et des rééditions mettent en lumiĂšre ces Ă©crits et leur importance pour l’histoire LGBTQIA+. Certains films, comme Carol, adaptĂ© de The Price of Salt1, leur rendent hommage en rĂ©interprĂ©tant leur esthĂ©tique avec un regard moderne.

Dans le domaine de la fiction contemporaine, lâinfluence des Lesbian Pulps est toujours palpable. De nombreuses autrices revendiquent cet hĂ©ritage, en rĂ©inventant les codes du genre tout en leur offrant une approche plus Ă©mancipatrice. Des Ă©crivaines comme Sarah Waters ou Alison Bechdel sâinscrivent dans cette filiation, en proposant des rĂ©cits qui conjuguent les enjeux queer et une narration immersive, libĂ©rĂ©e des contraintes morales dâantan.
Et, bien sĂ»r, cette esthĂ©tique pulp continue d’inspirer, notamment dans les jeux de rĂŽle.
Moonlight on Roseville Beach : Quand le jeu de rÎle réinvente le pulp lesbien
Moonlight on Roseville Beach est un jeu de rĂŽle qui rĂ©cupĂšre tout le charme des pulps lesbiens pour le mĂ©langer avec une ambiance surnaturelle et des enquĂȘtes mystĂ©rieuses. SituĂ© dans une station balnĂ©aire queer des annĂ©es 1970, il invite les joueurs Ă incarner des personnages qui vivent, aiment et enquĂȘtent au sein d’une communautĂ© vibrante et marginale.

Le jeu propose un systĂšme simple et narratif, oĂč l’on peut explorer les tensions entre libertĂ© et conformisme, entre amour et danger, dans un cadre qui Ă©voque autant les pulps classiques que les sĂ©ries comme Twin Peaks ou X-Files. Les personnages ne sont pas seulement des figures de fantasmes mais de vĂ©ritables agents de leurs propres destins, confrontĂ©s Ă des Ă©preuves et des choix qui rĂ©sonnent avec l’expĂ©rience queer.
Les mĂ©caniques du jeu encouragent un jeu de rĂŽle immersif oĂč la narration prime sur les jets de dĂ©s. Les joueuses et joueurs y sont amenĂ©s Ă explorer les thĂ©matiques de lâidentitĂ©, du secret et de la communautĂ©, dans un cadre qui emprunte autant Ă la culture queer quâaux rĂ©cits de mystĂšres surnaturels. C’est une belle façon de revisiter l’hĂ©ritage des Lesbian Pulps sans leurs contraintes d’Ă©poque, et d’en faire un espace d’expression et d’imagination Ă©mancipateur.
Autres jeux exploitant cette esthétique
Si Moonlight on Roseville Beach est une perle dans le genre, d’autres jeux permettent d’explorer des histoires dans cette veine :
- Bluebeard’s Bride : Un jeu oĂč l’horreur gothique et le fĂ©minin se croisent, parfait pour raconter des histoires de femmes aux prises avec une sociĂ©tĂ© oppressante.
- Monsterhearts 2 : Bien que plus centrĂ© sur l’adolescence et le surnaturel, ce jeu propulse les dynamiques queer et les relations complexes au premier plan.
- Thirsty Sword Lesbians : Un titre qui assume pleinement son héritage pulp queer, avec du drama, des épées et beaucoup de tension romantique.
- Brindlewood Bay : Un mĂ©lange intrigant entre enquĂȘtes cosy Ă la Agatha Christie et horreur surnaturelle, avec un fort potentiel pour les rĂ©cits queer.
- Passion de las Pasiones : InspirĂ© des telenovelas, ce jeu explore lâexcĂšs des relations intenses et dramatiques, ce qui sâaccorde bien avec les thĂšmes des pulps lesbiens.
- Sleepaway : Un jeu sur les colonies de vacances hantĂ©es oĂč la survie et les identitĂ©s marginales sâentremĂȘlent.
Les Lesbian Pulps, autrefois rĂ©duits Ă des lectures coupables et clichĂ©es, sont aujourd’hui des sources d’inspiration Ă part entiĂšre. Que ce soit dans la littĂ©rature ou dans le jeu de rĂŽle, leur esprit perdure, se rĂ©invente et permet d’explorer des mondes plus libres et audacieux. Loin d’ĂȘtre des vestiges poussiĂ©reux d’une Ă©poque rĂ©volue, ils sont le terreau fertile d’une crĂ©ativitĂ© queer toujours renouvelĂ©e. Ils rappellent aussi l’importance de la culture populaire comme espace de rĂ©sistance, et la maniĂšre dont elle peut ĂȘtre rĂ©appropriĂ©e pour raconter des histoires nouvelles, affranchies des contraintes dâhier.
- Ou plutĂŽt de la version non censurĂ©e de The Price of Salt, Carol. â©ïž
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