SĂ©rie : Mythologies du dĂ©sir â Rubrique Underground
1974. Sylvia Kristel sourit dans un fauteuil paon, Just Jaeckin filme du soleil, du rotin et de la culpabilitĂ©. Le monde croit dĂ©couvrir la âlibĂ©ration des corpsâ â mais ce quâil regarde, câest surtout la derniĂšre leçon du patriarcat en chemise ouverte.

Lâutopie vendue sur pellicule
Contexte historique : explosion du soft érotique chic, années post-68, Cannes qui ferme les yeux, censure qui se relùche. Le film Emmanuelle sort dans la confusion : ni porno, ni manifeste féministe.
Câest un dĂ©cor colonial repeint en fantasme tropical â diplomates occidentaux, sages orientaux, jeunes femmes Ă initier. LâĂ©rotisme y est photographiĂ© comme une publicitĂ© pour Air France.
La libĂ©ration est autorisĂ©e, tant quâelle reste dĂ©corative.

Le roman derriĂšre lâĂ©cran
Sous le pseudonyme Emmanuelle Arsan, on trouve Marayat Rollet-Andriane, Ă©pouse dâun diplomate français â mais lâĂ©criture du livre est floue : plusieurs sources attribuent le texte Ă Louis-Jacques Rollet-Andriane, son mari, ou Ă un travail conjoint.

Un roman signĂ© par une femme asiatique, mais peut-ĂȘtre Ă©crit par un homme europĂ©en : voilĂ dĂ©jĂ tout Emmanuelle â un fantasme dâexotisme sous contrĂŽle. Un roman clandestin devenu produit mondialisĂ© du âdĂ©sir moderneâ.
Les deux tomes du roman : La Leçon dâhomme et LâAnti-vierge
Le roman originel dâEmmanuelle Arsan nâest pas un cycle infini, mais un diptyque. Le premier tome, La Leçon dâhomme (1959), installe la trame : Bangkok, le mari diplomate, la dĂ©couverte du plaisir comme Ă©ducation sentimentale.
Le second, LâAnti-vierge (1960), enchaĂźne directement, poursuivant la âpĂ©dagogieâ de Mario et la transfiguration pseudo-philosophique du sexe en mystique de lâobĂ©issance.


Les deux volumes sont ensuite souvent rĂ©unis en un seul roman, dont Just Jaeckin ne garde quâune trame allĂ©gĂ©e. Le film efface les dĂ©bats philosophiques sur la libertĂ© et le corps, pour ne conserver que leur dĂ©cor : une sensualitĂ© policĂ©e, esthĂ©tisĂ©e, sans vĂ©ritable rupture.
Le film : moiteur, rotin et morale molle
Le film de Just Jaeckin reste une rĂ©ussite plastique. Chaque plan semble pensĂ© pour un magazine de dĂ©coration Ă©rotique : les ventilateurs brassent lâair dans une chaleur Ă©touffĂ©e, les voilages caressent la lumiĂšre, et Sylvia Kristel glisse dâun cadre Ă lâautre comme une apparition.
Jaeckin transforme le roman en conte photographique. Lâintrigue sâefface derriĂšre une succession dâambiances : peaux, reflets, silences, rires gĂȘnĂ©s. Tout y est feutrĂ©, anesthĂ©siĂ©.
La âlibĂ©rationâ devient une pause cigarette entre deux salons climatisĂ©s.
Le personnage dâEmmanuelle nây gagne pas en profondeur, mais en surface : elle est pure image, un corps offert au regard du spectateur, et ce regard est masculin du dĂ©but Ă la fin.
La musique du désir propre
La bande originale de Pierre Bachelet fait beaucoup : nappes sirupeuses, basses douces, une sorte dâĂ©rotisme dâaĂ©roport.
Le thĂšme principal est Ă la fois mĂ©lancolique et clinique, comme si la passion passait par un filtre de parfum et de moquette neuve. Câest peut-ĂȘtre lĂ que rĂ©side la vĂ©ritable invention du film : lâĂ©rotisme sans danger.
De la sensualitĂ© dĂ©sinfectĂ©e, quâon peut consommer en salle climatisĂ©e.
Sylvia Kristel, sainte icĂŽne
On parle souvent dâelle comme dâun sex-symbol, mais câest plutĂŽt une figure sacrifiĂ©e.
Kristel a apporté au film sa douceur, sa candeur, sa distance.
Elle ne joue pas le dĂ©sir : elle lâobserve, un peu ailleurs. Câest ce dĂ©calage qui rend Emmanuelle fascinant â cette impression quâelle nây croit quâĂ moitiĂ©.
Elle semble traverser le film comme on traverse un rĂȘve quâon nâa pas choisi.
Pour un rĂŽliste, câest une attitude dâor : le personnage qui avance sans tout comprendre, dans un monde oĂč lâintimitĂ© est codĂ©e, surveillĂ©e, normalisĂ©e.

Fidélité au roman : un mythe poli
Le film attĂ©nue tout ce que le livre avait de brutal ou de douteux (enfin presque, reste quand mĂȘme des rapports non-consentis). Le mysticisme sexuel, les hiĂ©rarchies orientalisantes, la tension quasi sadienne â tout est remplacĂ© par de la soie et un dĂ©cor de carte postale, et beaucoup de scĂšnes « entre femmes ».
Ce nâest plus un manifeste : câest un fantasme aseptisĂ©. Ce glissement est essentiel : il dit comment lâutopie sexuelle de papier devient marchandise visuelle.
Les personnages dâEmmanuelle : des archĂ©types
Le film de Just Jaeckin, tout en attĂ©nuant la brutalitĂ© du roman dâorigine, conserve une constellation de figures qui dessinent les contours dâun théùtre du dĂ©sir sous contrĂŽle. Rien ici nâest laissĂ© au hasard : chaque personnage incarne une idĂ©e du plaisir, de la domination ou de la libertĂ© â ou plutĂŽt de leur caricature.
Emmanuelle (Sylvia Kristel) reste le centre vacant autour duquel tout gravite. Jeune Ă©pouse dâun diplomate, elle arrive Ă Bangkok avec la conviction dâĂȘtre libre, mais cette libertĂ© est thĂ©orique. Elle observe plus quâelle ne choisit, traverse les scĂšnes comme une touriste de sa propre vie. Sylvia Kristel lui donne une douceur distante, une forme de lenteur rĂȘveuse qui transforme la transgression en contemplation. Ce nâest pas une rebelle, câest un miroir : celui du regard masculin qui croit la libĂ©rer en la cadrant joliment.




Jean (Daniel Sarky), son mari diplomate, est lâautre versant du vernis libĂ©ral des annĂ©es 70 : il âautoriseâ sa femme Ă tout expĂ©rimenter, pourvu quâil nâait rien Ă dĂ©cider. Il reprĂ©sente cette masculinitĂ© complice du patriarcat, polie, tolĂ©rante en apparence, mais qui se nourrit du contrĂŽle dĂ©guisĂ© en ouverture dâesprit. Son absence Ă©motionnelle renforce le vide moral du couple.


Mario (Alain Cuny) est le vrai metteur en scĂšne du film, lâarchitecte invisible de lâinitiation. Philosophe du dĂ©sir, mentor gris, manipulateur cultivĂ©, il transforme la sexualitĂ© en rituel pĂ©dagogique. LĂ oĂč le roman faisait de lui un thĂ©oricien quasi sadien, le film en fait une figure dâautoritĂ© figĂ©e â un maĂźtre spirituel dâopĂ©rette, qui parle de plaisir comme un prĂȘtre parle de salut. Cuny, hiĂ©ratique, glacĂ©, impose la tension : celle dâun monde oĂč la jouissance reste toujours sous tutelle.



Face Ă ces figures dâautoritĂ©, le film introduit trois femmes aux fonctions complĂ©mentaires :
Marie-Ange (Christine Boisson), adolescente provocatrice, incarne le désir naïf et brutal, celui qui choque mais ne remet rien en question.


Ariane (Jeanne Colletin), lâamie jalouse et ironique, reprĂ©sente la frustration ordinaire, la fĂ©minitĂ© de salon qui observe sans agir.



Et surtout Bee (Marika Green), archĂ©ologue française indĂ©pendante, est la seule Ă exister hors du dĂ©cor. Câest avec elle quâEmmanuelle vit une relation plus sincĂšre, presque affective. Leur scĂšne Ă la cascade, douce et dĂ©senchantĂ©e, dit tout : la promesse dâune Ă©galitĂ©, aussitĂŽt avortĂ©e. Bee sâĂ©loigne, refusant de devenir une image de plus.



Dans cette structure, chaque femme est piĂ©gĂ©e dans un rĂŽle, et le film semble le savoir sans jamais lâassumer tout Ă fait.
Postérité : de la pellicule à la VHS, puis au Blu-Ray
Le succĂšs est monstrueux : Emmanuelle reste Ă lâaffiche des annĂ©es entiĂšres Ă Paris, gĂ©nĂšre des suites, des copies, un empire de âfilms pour couplesâ. Chaque nouvel Ă©pisode gomme un peu plus le scandale et polit la chair.
La saga devient une marque, un ton, une couleur â celle du beige Ă©rotique.
Cette uniformisation du dĂ©sir, ce recyclage infini, câest un matĂ©riau parfait pour le jeu : une sociĂ©tĂ© oĂč lâĂ©rotisme est un protocole dâĂtat, oĂč les sentiments se dĂ©clinent en franchise officielle.


Anatomie dâun clichĂ©
Emmanuelle repose sur une architecture faussement simple : des corps lents, des voix sĂ»res dâelles, et un dĂ©cor qui croit tout expliquer. Lâhomme parle, la femme Ă©coute. Le maĂźtre observe, lâĂ©lĂšve sâabandonne.
MĂȘme la lumiĂšre semble masculine : elle rĂ©vĂšle, elle dĂ©cide ce qui doit ĂȘtre beau.
Sous son dĂ©cor de carte postale, le film perpĂ©tue le vieux mensonge de lâOccident libĂ©rateur : la sensualitĂ© comme preuve de progrĂšs. La ThaĂŻlande sert de miroir, pas de monde. Les visages locaux nâont pas de voix, seulement des sourires dâarriĂšre-plan.
Et dans cette bulle de moiteur chic, on confond encore la domination avec la pédagogie, la liberté avec la docilité.
Le plaisir est admis, mais seulement quand il reste bien cadrĂ© â net, parfumĂ©, et sans consĂ©quence.
De lâicĂŽne Ă la franchise
Ă partir de 1975, Emmanuelle cesse dâĂȘtre un film pour devenir une sĂ©rie, une marque, une promesse. Yves Rousset-Rouard puis Alain Siritzky industrialisent le mythe : chaque dĂ©cennie aura sa version, de Emmanuelle 2 Ă Emmanuelle in Space.
Des actrices interchangeables, des scĂ©narios en circuit fermĂ©, toujours la mĂȘme morale molle : le dĂ©sir propre, le plaisir bien rangĂ©.
Le prĂ©nom devient logo, la transgression devient routine. Le cinĂ©ma Ă©rotique, lui, se range du cĂŽtĂ© du mobilier de salon. Emmanuelle est devenue son propre parfum â un produit dâameublement pour le fantasme occidental.




Ce quâil reste Ă jouer â Versions et dĂ©rives façon jeu de rĂŽle
Lâunivers dâEmmanuelle nâappartient Ă aucun genre prĂ©cis. Câest un miroir mouvant oĂč se reflĂštent le dĂ©sir, le pouvoir, la culpabilitĂ© et la modernitĂ©. Chaque systĂšme de jeu peut en extraire une saveur diffĂ©rente : on ne joue pas les mĂȘmes choses selon quâon soit Ă Bangkok en 1974, Ă bord dâun vaisseau de l’AssemblĂ©e Galactique ou sur une plage queer hantĂ©e par la lune.
- LâAppel de Cthulhu V5 (annĂ©es 1970) : dĂ©cor moite, ambiance coloniale et scepticisme occidental. LâĂ©trangetĂ© peut ĂȘtre purement humaine : un club diplomatique, un maĂźtre Ă penser, des rĂȘves qui sâenfoncent dans lâopium.
- LâAppel de Cthulhu V7 (contemporain ou onirique) : ici, la dĂ©rive de Mario devient mystique. Son âculte du plaisirâ a mutĂ© en secte Ă©sotĂ©rique ; Emmanuelle nâest peut-ĂȘtre plus quâun souvenir, un mythe sensuel qui obsĂšde ceux qui lâont connue.
- Mega 2 : version humaniste, dĂ©but 80. Emmanuelle devient diplomate interdimensionnelle, âmĂ©diatrice des Ă©motionsâ, figure dâun contact sans armes.
- Mega 3 : mutation tĂ©lĂ©visuelle, annĂ©es 90. Emmanuelle in Space â Krista Allen en ambassadrice cosmique du dĂ©sir â colle parfaitement au ton post-soap, kitsch et utopique de la pĂ©riode.
- Mega 5e Paradigme : on quitte le physique pour la mĂ©taphore. Lâempathie devient champ de mission : sentir lâAutre, rĂ©concilier les espĂšces par la vibration, comprendre le plaisir comme langage de la conscience.
- Moonlight on Roseville Beach : version queer et douce. Emmanuelle y serait lâĂ©trangĂšre bienveillante, la visiteuse des Ăąmes, symbole de libertĂ© tranquille dans un monde qui apprend Ă se tolĂ©rer.
- Trauma (optionnel) : retour brutal Ă la chair, au rĂ©el, Ă la sueur. Ici, pas dâexotisme : Bangkok nâest quâun dĂ©cor de fin de rĂšgne oĂč les illusions libĂ©rales sâeffondrent.
Entre ces versions, le personnage dâEmmanuelle change de nature : de curieuse fascinĂ©e Ă mĂ©dium empathique, de femme observĂ©e Ă diplomate interstellaire. Et le âmentorâ Mario, lui, glisse vers le fantastique â gourou, entitĂ© psychique, ou simple fou convaincu dâavoir compris le sens du monde par le sexe.
Le jeu ne consiste pas Ă rĂ©pĂ©ter le film, mais Ă en extraire les structures : domination, sĂ©duction, croyance, illumination â pour les retourner, les saboter, ou les transcender.
Car lâEmmanuelle quâon joue nâest pas celle quâon voit. Câest celle qui Ă©chappe au cadre.
DerniÚre leçon
Emmanuelle nâest pas un personnage libĂ©rĂ© : câest une invention qui croit Ă sa propre libertĂ©.
Une franchise entiĂšre aura Ă©tĂ© bĂątie sur cette ambiguĂŻtĂ© â du roman au film, jusquâaux VHS poussiĂ©reuses des annĂ©es 80. Sous le sourire languide, câest toujours la mĂȘme Ă©quation : dĂ©sir = contrĂŽle.
Le dĂ©cor dâEmmanuelle nâinvite pas Ă jouer la sensualitĂ©, mais la maniĂšre dont une Ă©poque lâa mise en scĂšne pour mieux la contrĂŽler.
Et câest prĂ©cisĂ©ment pour ça que câest fascinant Ă rejouer aujourdâhui. Parce que dans tout univers, mĂȘme de rotin et de soie, on peut encore hacker la morale..

Racontez votre histoire
Tout comme les fleurs qui éclosent dans des endroits inattendus, chaque histoire se déploie avec beauté et résilience, révélant des merveilles cachées.














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