À une époque où Jules Verne incarne l’imaginaire scientifique triomphant, un autre écrivain, moins connu mais tout aussi ambitieux, imagine un projet bien plus étrange : attirer la Lune vers la Terre à l’aide d’un électroaimant géant. Paschal Grousset, ex-communard, journaliste, activiste, publie en 1888 sous le pseudonyme d’André Laurie un roman lunaire et politique : Les Exilés de la Terre – Selene-Company Limited.


Oubliez les fusées, les cosmodromes et Elon Musk : ici, l’exploration spatiale commence sur un plateau désertique du Soudan et utilise une montagne remplie de pyrite pour provoquer un cataclysme magnétique. Ambiance.
Quand l’utopie flirte avec le délire scientifique
L’histoire suit Norbert Mauny, astronome français mandaté pour une mission scientifique ultra-secrète. Officiellement, il part établir une station d’observation. En réalité, il coordonne un projet industriel improbable : transformer une montagne africaine en électroaimant géant pour… attirer la Lune. La Selene-Company Limited, société anglo-française au capital mystérieux, finance cette expérience censée permettre l’exploitation des ressources lunaires.

Résultat ? L’aimant n’attire pas la Lune, mais le pic Tehbali lui-même est arraché de la Terre et catapulté dans l’espace, emportant avec lui ses habitants improvisés — scientifiques, ingénieurs, domestiques et une jeune femme noble nommée Gertrude. Ils finissent par atterrir sur la Lune. Littéralement.
Oui, c’est absurde. Et pourtant, le récit reste fascinant.
Capitalisme, colonialisme et illusions scientifiques
Derrière cette prémisse fantaisiste, Laurie construit une critique subtile de l’économie capitaliste et du scientisme aveugle. La Selene-Company Limited, toute puissante et transnationale, symbolise les entreprises prédatrices capables de s’extraire de toute juridiction. La course à la Lune devient une allégorie de l’évasion fiscale et politique avant l’heure.
Le projet n’est pas seulement une lubie scientifique : c’est l’acte de foi technologique d’une société qui croit pouvoir dompter les lois naturelles à coups de brevets et d’actions cotées. Le roman raille aussi les mécènes naïfs, les scientifiques complices et l’étrange alliance entre utopisme progressiste et dérive autoritaire.
À noter : si Laurie invente un décor lunaire sans trop s’embarrasser de plausibilité physique, il anticipe des thèmes qui, aujourd’hui encore, occupent ingénieurs et milliardaires — extraction minière dans l’espace, habitats autosuffisants, et souveraineté hors de la Terre.
Un huis clos lunaire entre science et survie
Une fois propulsés dans l’espace, les exilés n’ont plus qu’à survivre. L’utopie devient rapidement un huis clos de tensions sociales, d’incertitudes technologiques et de logistique désespérée. Sur une Lune déserte, sans Terre-mère pour soutenir l’effort, chacun révèle ses vraies priorités : rester en vie, prendre le pouvoir ou sauver les apparences ?
La Lune devient alors un espace politique : peut-on vraiment rebâtir une société juste quand on emporte avec soi les structures hiérarchiques de la Terre ? Est-ce qu’on peut construire un monde nouveau si on garde les anciens patrons ?
Et si c’était un cadre de jeu de rôle ?
Ce roman lunaire improbable offre un terrain de jeu rêvé pour les meneuses et meneurs en quête de campagne originale. Quelques pistes :
Campagne « Électroaimant apocalypse »
- Les PJ sont les architectes, ingénieurs et contremaîtres du projet de la Selene-Company.
- Ils doivent gérer la construction dans un désert hostile, les tensions avec les populations locales, la pression du financement… et les doutes scientifiques.
- Jusqu’au lancement du champ magnétique, qui tourne (fatalement) au drame cosmique.
Sur la Lune, personne ne vous entendra faire grève
- Une fois l’astéroïde lunaire atteint, la colonie improvisée doit survivre.
- Jeu de ressources, factions internes, dangers environnementaux.
- Scénario à la Paranoia version victorienne : qui détient vraiment le pouvoir ? Et si la Lune n’était pas si vide qu’on le pensait ?
Sabotage, espionnage, et conspiration scientifique
- Inspiré de The Expanse et des thrillers géopolitiques : des espions cherchent à saboter la Selene-Company.
- Les PJ sont des agents doubles, des techniciens loyaux, ou des idéalistes tentant de déjouer une arnaque à échelle planétaire.
Systèmes de jeu compatibles
- Space 1889 pour le côté rétro-SF colonial.
- Fate Core ou Fate of Cthulhu si l’on veut insister sur les choix éthiques et l’ambiance délétère.
- Eclipse Phase, si on veut virer vers l’horreur et l’existentialisme lunaire. Sans oublier Traveller ou même Stars without Numbers.
Et si on veut vraiment jouer le projet scientifique dès la Terre, pourquoi ne pas bricoler un Verne & Associés 1913 ou même un MEGA décalé où la Lune devient une station de quarantaine pour utopies ratées ?
Et Les Exilés de la Terre, c’est du Doctor Who tout craché : une idée scientifiquement absurde mais narrativement géniale, des personnages barrés, un mélange de critique sociale et de pulp baroque, et une fascination pour le progrès… qui déraille.
André Laurie, pionnier oublié
On peut lire ce roman comme une excentricité datée. Mais ce serait rater le regard lucide de Laurie sur les mécaniques sociales et économiques de son époque, et sa manière d’utiliser la fiction scientifique comme miroir. Il a probablement anticipé plus de choses que bien des romanciers plus « sérieux ».
Aujourd’hui, où les discours d’évasion spatiale sont relancés par les grandes fortunes du numérique, Les Exilés de la Terre rappelle que les rêves de colonie lunaire sont souvent des fuites déguisées. Et qu’il est toujours bon de se demander ce qu’on emporte avec soi, quand on quitte la Terre.
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