Lovecraft avait l’art de transformer des mots neutres en sortilĂšges. En français, la “lune gibbeuse” sonne comme une malĂ©diction : Ă©trange, bossue, vaguement menaçante. Ce n’est qu’un terme astronomique, mais la langue lui prĂȘte une vie nouvelle — et c’est peut-ĂȘtre ça, le vrai fantastique.

La lune gibbeuse de Lovecraft

On la voit souvent passer, au dĂ©tour d’une phrase de Lovecraft : la lune gibbeuse.
Elle n’est jamais là pour rien.

Lovecraft avait un talent rare : celui de rendre inquiĂ©tants des mots ordinaires. Pas en les inventant, mais en les plaçant lĂ  oĂč il faut, Ă  l’instant prĂ©cis oĂč le lecteur baisse la garde. Et parfois, ces mots, une fois traduits en français, deviennent encore plus Ă©tranges qu’en anglais.

Prenez “lune gibbeuse”.

Ce n’est pas un mot qu’on utilise souvent. Ça sonne un peu mĂ©dical, un peu mĂ©diĂ©val. On y entend “gibet”, “gibier”, “bossu”, quelque chose de voĂ»tĂ© et d’anormal. Pourtant, c’est un terme purement astronomique : la lune est dite “gibbeuse” quand elle est presque pleine, mais pas tout Ă  fait. Rien de plus. Pas de menace cosmique, pas d’entitĂ© rampante derriĂšre les nuages.

Et pourtant, impossible de ne pas sentir un malaise.

Le piĂšge de la traduction

En anglais, gibbous moon a une sonoritĂ© bizarre mais neutre. En français, le mot “gibbeuse” a une texture sonore presque organique. On ne l’a pas dans la bouche sans un petit frisson. C’est un mot bossu, voĂ»tĂ© sur lui-mĂȘme. Un mot qui semble tordu par l’effort d’exister.

Et Lovecraft, par la magie de la traduction, y gagne quelque chose de plus : une Ă©paisseur gothique qui ne vient plus de l’auteur, mais de la langue.

Quand les mots mentent un peu

La “lune gibbeuse”, pour beaucoup de lecteurs, c’est la lune Ă©trange de l’entre-deux. Ni pleine, ni normale. Elle devient symbole d’un monde dĂ©rĂ©glĂ©, d’une nature malade.

C’est une erreur d’astronomie, mais une victoire poĂ©tique.

On pourrait dire la mĂȘme chose de “non euclidienne” ou de “cyclopĂ©enne” : des mots savants qu’on croit comprendre, mais dont on ignore les nuances ; et c’est justement cette ignorance qui les rend fascinants.

Citation :

“C’est la lune gibbeuse qui Ă©claire mes cauchemars.”
(traduction libre de “It is at night, especially when the moon is gibbous and waning, that I see the thing.”, Dagon, 1917)


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Commentaires

2 rĂ©ponses Ă  “La lune gibbeuse de Lovecraft”

  1. Avatar de Justin Busch

    « Gibbous » sonne un peu comme un autre mot en anglais, « gibber », trembler et bafouiller de peur. Mais oui, tout comme « non-euclidienne », c’est quelque chose qui devient malĂ©fique dans ses mains car il sait oĂč le placer pour bon effet !

    1. Avatar de scriiiptor

      C’est bien ce qui est Ă©tonnant, car c’est plus l’effet et l’impression du mot que l’image rĂ©elle que c’est sensĂ© dĂ©crire.
      L’Ă©trangetĂ© du mot ou de l’expression titille bien plus l’imagination que la description purement factuelle. C’est fascinant.

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