Donjons, drogues et distorsion

NĂ© dans la baie de San Francisco, The Arduin Grimoire de David Hargrave transforme le jeu de rĂŽle en collage psychĂ©dĂ©lique. MĂ©lange de fantasy, SF et chaos, ce bricolage sous acide dĂ©fie TSR et l’ordre Ă©tabli. Arduin reste l’expression la plus brute du JdR underground des annĂ©es 70.

Au milieu des annĂ©es 1970, sur la cĂŽte ouest des États-Unis, un ancien militaire du nom de David A. Hargrave bricole un jeu de rĂŽle dans l’esprit de Dungeons & Dragons, mais plus chaotique, plus intense, et clairement plus hallucinĂ©. Il l’appelle The Arduin Grimoire. Ce n’est pas un univers cohĂ©rent, ni mĂȘme un vrai systĂšme, mais un mĂ©lange d’idĂ©es, de rĂšgles maison, de crĂ©atures Ă©tranges et de sorts dĂ©lirants. On y croise des guerriers cybernĂ©tiques, des dĂ©mons lovecraftiens, des pistolets laser et des elfes sous LSD.

Hargrave publie le premier volume en 1977, dans un format fanzine photocopiĂ©. Deux autres suivront, Welcome to Skull Tower et The Runes of Doom. L’ensemble forme ce qu’on appellera plus tard la Trilogie Arduin. C’est du pur esprit underground : texte dense, planches collĂ©es Ă  la main, rĂ©fĂ©rences contradictoires, et un ton volontairement provocateur.

Arduin ne se cache pas d’ĂȘtre bricolĂ© Ă  partir de D&D, jusqu’à reprendre des sorts ou des noms avant de les maquiller au blanco pour Ă©viter les menaces juridiques de TSR.

Le jeu devient vite cĂ©lĂšbre dans la baie de San Francisco, oĂč la scĂšne rĂŽliste se mĂ©lange alors avec celle du rock psychĂ©dĂ©lique et du comics alternatif. Hargrave, vĂ©tĂ©ran du Vietnam, porte l’empreinte de son Ă©poque : mĂ©fiance envers l’autoritĂ©, goĂ»t du mĂ©lange des genres, et fascination pour l’étrange. Arduin, c’est tout ça Ă  la fois. Un univers de fantasy saturĂ© de SF, de magie, de religion, de violence et d’humour noir.

The Arduin Grimoire

Le ton est excessif, presque agressif. LĂ  oĂč D&D tente de poser un cadre, Arduin l’explose : plus de races, plus de classes, plus de sorts, plus de tableaux. Le plaisir, c’est la surcharge. Rien n’est Ă©quilibrĂ©, tout est possible. Certains supplĂ©ments contiennent des dizaines de pages d’armes absurdes, de poisons mortels et de monstres grotesques. Hargrave encourage les meneurs Ă  piocher, adapter, et ignorer le reste. L’idĂ©e n’est pas de suivre un systĂšme, mais d’en faire pousser un Ă  la main, dans un esprit de collage.

À partir de 1978, la petite structure Grimoire Games reprend la publication. Les tirages sont modestes, souvent retouchĂ©s entre deux impressions : des fautes corrigĂ©es Ă  la main, des illustrations retouchĂ©es, des couvertures censurĂ©es. L’une d’elles montre un personnage fĂ©minin nu, qui sera rapidement “habillĂ©â€ d’un haut au feutre sur les Ă©ditions suivantes. Tout est artisanal, presque punk avant l’heure.

Trilogie Arduin

Hargrave ne cache pas son tempĂ©rament conflictuel. Il se brouille avec Greg Stafford, le fondateur de Chaosium, aprĂšs un projet avortĂ©, et glisse un sort de vengeance dans son livre, Stafford’s Star Bridge. Il entretient aussi une relation ambiguĂ« avec TSR, dont il critique le contrĂŽle croissant sur le jeu de rĂŽle. Pour beaucoup, il devient une figure de la rĂ©sistance rĂŽliste : un crĂ©ateur passionnĂ©, instable, farouchement indĂ©pendant.

MalgrĂ© les critiques sur la densitĂ© et la confusion de ses livres, Arduin inspire des gĂ©nĂ©rations de rĂŽlistes. En 1981, Hargrave tente de proposer un systĂšme plus complet avec The Arduin Adventure, puis The Compleat Arduin en 1992, publiĂ© aprĂšs sa mort. Ces versions restent fidĂšles Ă  son idĂ©e initiale : un jeu libre, baroque, oĂč la logique interne compte plus que les dĂ©s.

Avec le recul, on peut lire Arduin comme le premier grand manifeste du jeu de rĂŽle psychĂ©dĂ©lique. Ses pages dĂ©bordent d’énergie, d’imagination brute et de dĂ©dain pour la cohĂ©rence. On y sent la culture des annĂ©es 70 : la drogue, la musique saturĂ©e, le refus de l’ordre Ă©tabli. Si Dungeons & Dragons est nĂ© dans les clubs de stratĂ©gie, Arduin vient des garages enfumĂ©s.

Trilogie Arduin

Aujourd’hui, le jeu survit chez Emperors Choice, qui réédite les textes et les cartes d’époque. Mais son vĂ©ritable hĂ©ritage, c’est cette idĂ©e simple : le jeu de rĂŽle n’est pas une mĂ©canique, c’est une expĂ©rience collective. On peut le prendre au sĂ©rieux ou s’en moquer, mais il reste une trace du moment oĂč tout Ă©tait encore possible, oĂč un type pouvait sortir un livre de 200 pages tapĂ© Ă  la machine et bouleverser un hobby entier.

Trilogie Arduin

Avoir encore plus de SCRiiiPT ?

Abonne-toi pour recevoir nos élucubrations directement dans ta boßte mail, fraßches (ou moisies) selon le jour.

Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.