Emmanuelle ou la fausse innocence d’un fauteuil en rotin

Emmanuelle (1974) de Just Jaeckin transforme le roman sulfureux de 1959 en fable exotique et anesthĂ©siĂ©e : l’éveil sexuel devient mise en scĂšne du pouvoir. Sous son vernis chic, le film rĂ©vĂšle la domination molle d’une Ă©poque. Un matĂ©riau fascinant pour le jeu de rĂŽle, entre sensualitĂ©, contrĂŽle et illusion de libertĂ©.

SĂ©rie : Mythologies du dĂ©sir — Rubrique Underground

1974. Sylvia Kristel sourit dans un fauteuil paon, Just Jaeckin filme du soleil, du rotin et de la culpabilitĂ©. Le monde croit dĂ©couvrir la “libĂ©ration des corps” — mais ce qu’il regarde, c’est surtout la derniĂšre leçon du patriarcat en chemise ouverte.

 film Emmanuelle

L’utopie vendue sur pellicule

Contexte historique : explosion du soft érotique chic, années post-68, Cannes qui ferme les yeux, censure qui se relùche. Le film Emmanuelle sort dans la confusion : ni porno, ni manifeste féministe.

C’est un dĂ©cor colonial repeint en fantasme tropical — diplomates occidentaux, sages orientaux, jeunes femmes Ă  initier. L’érotisme y est photographiĂ© comme une publicitĂ© pour Air France.

La libĂ©ration est autorisĂ©e, tant qu’elle reste dĂ©corative.

 film Emmanuelle

Le roman derriĂšre l’écran

Sous le pseudonyme Emmanuelle Arsan, on trouve Marayat Rollet-Andriane, Ă©pouse d’un diplomate français — mais l’écriture du livre est floue : plusieurs sources attribuent le texte Ă  Louis-Jacques Rollet-Andriane, son mari, ou Ă  un travail conjoint.

Marayat Rollet-Andriane

Un roman signĂ© par une femme asiatique, mais peut-ĂȘtre Ă©crit par un homme europĂ©en : voilĂ  dĂ©jĂ  tout Emmanuelle — un fantasme d’exotisme sous contrĂŽle. Un roman clandestin devenu produit mondialisĂ© du “dĂ©sir moderne”.

Les deux tomes du roman : La Leçon d’homme et L’Anti-vierge

Le roman originel d’Emmanuelle Arsan n’est pas un cycle infini, mais un diptyque. Le premier tome, La Leçon d’homme (1959), installe la trame : Bangkok, le mari diplomate, la dĂ©couverte du plaisir comme Ă©ducation sentimentale.

Le second, L’Anti-vierge (1960), enchaĂźne directement, poursuivant la “pĂ©dagogie” de Mario et la transfiguration pseudo-philosophique du sexe en mystique de l’obĂ©issance.

Les deux volumes sont ensuite souvent rĂ©unis en un seul roman, dont Just Jaeckin ne garde qu’une trame allĂ©gĂ©e. Le film efface les dĂ©bats philosophiques sur la libertĂ© et le corps, pour ne conserver que leur dĂ©cor : une sensualitĂ© policĂ©e, esthĂ©tisĂ©e, sans vĂ©ritable rupture.

Le film : moiteur, rotin et morale molle

Le film de Just Jaeckin reste une rĂ©ussite plastique. Chaque plan semble pensĂ© pour un magazine de dĂ©coration Ă©rotique : les ventilateurs brassent l’air dans une chaleur Ă©touffĂ©e, les voilages caressent la lumiĂšre, et Sylvia Kristel glisse d’un cadre Ă  l’autre comme une apparition.

Jaeckin transforme le roman en conte photographique. L’intrigue s’efface derriĂšre une succession d’ambiances : peaux, reflets, silences, rires gĂȘnĂ©s. Tout y est feutrĂ©, anesthĂ©siĂ©.
La “libĂ©ration” devient une pause cigarette entre deux salons climatisĂ©s.

Emmanuelle

(Sylvia Kristel)

Emmanuelle (Sylvia Kristel)
Emmanuelle (Sylvia Kristel)
Emmanuelle (Sylvia Kristel)
Emmanuelle (Sylvia Kristel)
Emmanuelle (Sylvia Kristel)
Emmanuelle (Sylvia Kristel)
Emmanuelle (Sylvia Kristel)

Le personnage d’Emmanuelle n’y gagne pas en profondeur, mais en surface : elle est pure image, un corps offert au regard du spectateur, et ce regard est masculin du dĂ©but Ă  la fin.

La musique du désir propre

La bande originale de Pierre Bachelet fait beaucoup : nappes sirupeuses, basses douces, une sorte d’érotisme d’aĂ©roport.

Il y a quand mĂȘme quelques paroles gĂȘnantes dans la chanson titre..

Le thĂšme principal est Ă  la fois mĂ©lancolique et clinique, comme si la passion passait par un filtre de parfum et de moquette neuve. C’est peut-ĂȘtre lĂ  que rĂ©side la vĂ©ritable invention du film : l’érotisme sans danger.

De la sensualitĂ© dĂ©sinfectĂ©e, qu’on peut consommer en salle climatisĂ©e.

Sylvia Kristel, sainte icĂŽne

On parle souvent d’elle comme d’un sex-symbol, mais c’est plutĂŽt une figure sacrifiĂ©e.
Kristel a apporté au film sa douceur, sa candeur, sa distance.

Elle ne joue pas le dĂ©sir : elle l’observe, un peu ailleurs. C’est ce dĂ©calage qui rend Emmanuelle fascinant — cette impression qu’elle n’y croit qu’à moitiĂ©.

Elle semble traverser le film comme on traverse un rĂȘve qu’on n’a pas choisi.

Pour un rĂŽliste, c’est une attitude d’or : le personnage qui avance sans tout comprendre, dans un monde oĂč l’intimitĂ© est codĂ©e, surveillĂ©e, normalisĂ©e.

sylvia kristel

Fidélité au roman : un mythe poli

Le film attĂ©nue tout ce que le livre avait de brutal ou de douteux (enfin presque, reste quand mĂȘme des rapports non-consentis). Le mysticisme sexuel, les hiĂ©rarchies orientalisantes, la tension quasi sadienne — tout est remplacĂ© par de la soie et un dĂ©cor de carte postale, et beaucoup de scĂšnes « entre femmes ».

Ce n’est plus un manifeste : c’est un fantasme aseptisĂ©. Ce glissement est essentiel : il dit comment l’utopie sexuelle de papier devient marchandise visuelle.

Les personnages d’Emmanuelle : des archĂ©types

Le film de Just Jaeckin, tout en attĂ©nuant la brutalitĂ© du roman d’origine, conserve une constellation de figures qui dessinent les contours d’un théùtre du dĂ©sir sous contrĂŽle. Rien ici n’est laissĂ© au hasard : chaque personnage incarne une idĂ©e du plaisir, de la domination ou de la libertĂ© — ou plutĂŽt de leur caricature.

Emmanuelle (Sylvia Kristel) reste le centre vacant autour duquel tout gravite. Jeune Ă©pouse d’un diplomate, elle arrive Ă  Bangkok avec la conviction d’ĂȘtre libre, mais cette libertĂ© est thĂ©orique. Elle observe plus qu’elle ne choisit, traverse les scĂšnes comme une touriste de sa propre vie. Sylvia Kristel lui donne une douceur distante, une forme de lenteur rĂȘveuse qui transforme la transgression en contemplation. Ce n’est pas une rebelle, c’est un miroir : celui du regard masculin qui croit la libĂ©rer en la cadrant joliment.

Jean (Daniel Sarky), son mari diplomate, est l’autre versant du vernis libĂ©ral des annĂ©es 70 : il “autorise” sa femme Ă  tout expĂ©rimenter, pourvu qu’il n’ait rien Ă  dĂ©cider. Il reprĂ©sente cette masculinitĂ© complice du patriarcat, polie, tolĂ©rante en apparence, mais qui se nourrit du contrĂŽle dĂ©guisĂ© en ouverture d’esprit. Son absence Ă©motionnelle renforce le vide moral du couple.

Mario (Alain Cuny) est le vrai metteur en scĂšne du film, l’architecte invisible de l’initiation. Philosophe du dĂ©sir, mentor gris, manipulateur cultivĂ©, il transforme la sexualitĂ© en rituel pĂ©dagogique. LĂ  oĂč le roman faisait de lui un thĂ©oricien quasi sadien, le film en fait une figure d’autoritĂ© figĂ©e — un maĂźtre spirituel d’opĂ©rette, qui parle de plaisir comme un prĂȘtre parle de salut. Cuny, hiĂ©ratique, glacĂ©, impose la tension : celle d’un monde oĂč la jouissance reste toujours sous tutelle.

Face Ă  ces figures d’autoritĂ©, le film introduit trois femmes aux fonctions complĂ©mentaires :

Marie-Ange (Christine Boisson), adolescente provocatrice, incarne le désir naïf et brutal, celui qui choque mais ne remet rien en question.

Ariane (Jeanne Colletin), l’amie jalouse et ironique, reprĂ©sente la frustration ordinaire, la fĂ©minitĂ© de salon qui observe sans agir.

Et surtout Bee (Marika Green), archĂ©ologue française indĂ©pendante, est la seule Ă  exister hors du dĂ©cor. C’est avec elle qu’Emmanuelle vit une relation plus sincĂšre, presque affective. Leur scĂšne Ă  la cascade, douce et dĂ©senchantĂ©e, dit tout : la promesse d’une Ă©galitĂ©, aussitĂŽt avortĂ©e. Bee s’éloigne, refusant de devenir une image de plus.

Dans cette structure, chaque femme est piĂ©gĂ©e dans un rĂŽle, et le film semble le savoir sans jamais l’assumer tout Ă  fait.

Postérité : de la pellicule à la VHS, puis au Blu-Ray

Le succĂšs est monstrueux : Emmanuelle reste Ă  l’affiche des annĂ©es entiĂšres Ă  Paris, gĂ©nĂšre des suites, des copies, un empire de “films pour couples”. Chaque nouvel Ă©pisode gomme un peu plus le scandale et polit la chair.

La saga devient une marque, un ton, une couleur — celle du beige Ă©rotique.

Cette uniformisation du dĂ©sir, ce recyclage infini, c’est un matĂ©riau parfait pour le jeu : une sociĂ©tĂ© oĂč l’érotisme est un protocole d’État, oĂč les sentiments se dĂ©clinent en franchise officielle.

Anatomie d’un clichĂ©

Emmanuelle repose sur une architecture faussement simple : des corps lents, des voix sĂ»res d’elles, et un dĂ©cor qui croit tout expliquer. L’homme parle, la femme Ă©coute. Le maĂźtre observe, l’élĂšve s’abandonne.

MĂȘme la lumiĂšre semble masculine : elle rĂ©vĂšle, elle dĂ©cide ce qui doit ĂȘtre beau.

Sous son dĂ©cor de carte postale, le film perpĂ©tue le vieux mensonge de l’Occident libĂ©rateur : la sensualitĂ© comme preuve de progrĂšs. La ThaĂŻlande sert de miroir, pas de monde. Les visages locaux n’ont pas de voix, seulement des sourires d’arriĂšre-plan.

Et dans cette bulle de moiteur chic, on confond encore la domination avec la pédagogie, la liberté avec la docilité.

Le plaisir est admis, mais seulement quand il reste bien cadrĂ© — net, parfumĂ©, et sans consĂ©quence.

De l’icîne à la franchise

À partir de 1975, Emmanuelle cesse d’ĂȘtre un film pour devenir une sĂ©rie, une marque, une promesse. Yves Rousset-Rouard puis Alain Siritzky industrialisent le mythe : chaque dĂ©cennie aura sa version, de Emmanuelle 2 Ă  Emmanuelle in Space.

Emmanuelle l'antivierge
Good-bye, Emmanuelle
Emmanuelle 4
Emmanuelle 5
Emmanuelle 6
Emmanuelle au 7Ăšme Ciel

Emmanuelle au 7Ăšme Ciel

Des actrices interchangeables, des scĂ©narios en circuit fermĂ©, toujours la mĂȘme morale molle : le dĂ©sir propre, le plaisir bien rangĂ©.

Le prĂ©nom devient logo, la transgression devient routine. Le cinĂ©ma Ă©rotique, lui, se range du cĂŽtĂ© du mobilier de salon. Emmanuelle est devenue son propre parfum — un produit d’ameublement pour le fantasme occidental.

Mia Nygren
Monique Gabrielle
Marcela Walerstein
Krista Allen

Ce qu’il reste Ă  jouer — Versions et dĂ©rives façon jeu de rĂŽle

L’univers d’Emmanuelle n’appartient Ă  aucun genre prĂ©cis. C’est un miroir mouvant oĂč se reflĂštent le dĂ©sir, le pouvoir, la culpabilitĂ© et la modernitĂ©. Chaque systĂšme de jeu peut en extraire une saveur diffĂ©rente : on ne joue pas les mĂȘmes choses selon qu’on soit Ă  Bangkok en 1974, Ă  bord d’un vaisseau de l’AssemblĂ©e Galactique ou sur une plage queer hantĂ©e par la lune.

  • L’Appel de Cthulhu V5 (annĂ©es 1970) : dĂ©cor moite, ambiance coloniale et scepticisme occidental. L’étrangetĂ© peut ĂȘtre purement humaine : un club diplomatique, un maĂźtre Ă  penser, des rĂȘves qui s’enfoncent dans l’opium.
  • L’Appel de Cthulhu V7 (contemporain ou onirique) : ici, la dĂ©rive de Mario devient mystique. Son “culte du plaisir” a mutĂ© en secte Ă©sotĂ©rique ; Emmanuelle n’est peut-ĂȘtre plus qu’un souvenir, un mythe sensuel qui obsĂšde ceux qui l’ont connue.
  • Mega 2 : version humaniste, dĂ©but 80. Emmanuelle devient diplomate interdimensionnelle, “mĂ©diatrice des Ă©motions”, figure d’un contact sans armes.
  • Mega 3 : mutation tĂ©lĂ©visuelle, annĂ©es 90. Emmanuelle in Space — Krista Allen en ambassadrice cosmique du dĂ©sir — colle parfaitement au ton post-soap, kitsch et utopique de la pĂ©riode.
  • Mega 5e Paradigme : on quitte le physique pour la mĂ©taphore. L’empathie devient champ de mission : sentir l’Autre, rĂ©concilier les espĂšces par la vibration, comprendre le plaisir comme langage de la conscience.
  • Moonlight on Roseville Beach : version queer et douce. Emmanuelle y serait l’étrangĂšre bienveillante, la visiteuse des Ăąmes, symbole de libertĂ© tranquille dans un monde qui apprend Ă  se tolĂ©rer.
  • Trauma (optionnel) : retour brutal Ă  la chair, au rĂ©el, Ă  la sueur. Ici, pas d’exotisme : Bangkok n’est qu’un dĂ©cor de fin de rĂšgne oĂč les illusions libĂ©rales s’effondrent.

Entre ces versions, le personnage d’Emmanuelle change de nature : de curieuse fascinĂ©e Ă  mĂ©dium empathique, de femme observĂ©e Ă  diplomate interstellaire. Et le “mentor” Mario, lui, glisse vers le fantastique — gourou, entitĂ© psychique, ou simple fou convaincu d’avoir compris le sens du monde par le sexe.

Le jeu ne consiste pas Ă  rĂ©pĂ©ter le film, mais Ă  en extraire les structures : domination, sĂ©duction, croyance, illumination — pour les retourner, les saboter, ou les transcender.

Car l’Emmanuelle qu’on joue n’est pas celle qu’on voit. C’est celle qui Ă©chappe au cadre.

DerniÚre leçon

Emmanuelle n’est pas un personnage libĂ©rĂ© : c’est une invention qui croit Ă  sa propre libertĂ©.
Une franchise entiĂšre aura Ă©tĂ© bĂątie sur cette ambiguĂŻtĂ© — du roman au film, jusqu’aux VHS poussiĂ©reuses des annĂ©es 80. Sous le sourire languide, c’est toujours la mĂȘme Ă©quation : dĂ©sir = contrĂŽle.

Le dĂ©cor d’Emmanuelle n’invite pas Ă  jouer la sensualitĂ©, mais la maniĂšre dont une Ă©poque l’a mise en scĂšne pour mieux la contrĂŽler.

Et c’est prĂ©cisĂ©ment pour ça que c’est fascinant Ă  rejouer aujourd’hui. Parce que dans tout univers, mĂȘme de rotin et de soie, on peut encore hacker la morale..

Racontez votre histoire

Tout comme les fleurs qui éclosent dans des endroits inattendus, chaque histoire se déploie avec beauté et résilience, révélant des merveilles cachées.


Avoir encore plus de SCRiiiPT ?

Abonne-toi pour recevoir nos élucubrations directement dans ta boßte mail, fraßches (ou moisies) selon le jour.

Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.