
Il y a des groupes dont on se souvient pour leurs disques. D’autres pour leurs scandales. Et puis il y a Rockbitch, formation britannique des années 90 qui a décidé que la scène serait le lieu d’un rituel total : sexe réel, paganisme assumé, féminisme radical et heavy metal frontal.
D’une cave à une communauté païenne
Tout commence en 1984 sous le nom de Cat Genetica, puis Red Abyss à partir de 1989. Amanda Smith-Skinner (« The Bitch ») à la basse, Tony « The Beast » Skinner à la guitare, Julie Worland au chant. La voix de Julie, proche de Janis Joplin, est soutenue par un mélange funk/jazz avant que le groupe ne s’oriente franchement vers le punk et le heavy metal.
« Red pour le sang, Abyss pour le vagin menstruant. Le groupe n’était pas un produit de l’industrie, mais l’émanation de notre communauté féministe, matriarcale, polyamoureuse et païenne. »
Babe, future guitariste (©Rockbitch.com)

Car dès le départ, Rockbitch n’est pas seulement un groupe : c’est l’extension musicale d’une commune utopique, installée en France, où se vivent polyamour, sorcellerie et égalité radicale.
Plus qu’un concert, une liturgie
Sur scène, Rockbitch brouille toutes les frontières. Derrière elles, un écran projette gros plans et vidéos pré-enregistrées. Musicalement, des riffs puissants, une présence scénique électrique, et au milieu : le sexe. Pas simulé, mais réel. Cunilingus, fist-fucking, ondinisme, masturbation et participation du public… tout était assumé comme acte performatif et politique.

Le public devient partie prenante avec le rituel du Golden Condom : un préservatif lancé dans la salle, dont l’heureux·se détenteur·rice est invité·e à prolonger la fête avec le groupe. Plus rare encore, le Platinum Condom réservait une nuit entière.
La presse tabloïd s’en gave, les municipalités britanniques paniquent, les dates de concerts s’annulent à la chaîne.
Sexe politique
Contrairement à ce que disaient les journaux, Rockbitch ne faisait pas que provoquer. Elles défendaient un programme : libérer la sexualité féminine du rôle décoratif où le rock masculin l’avait enfermée. Héritières de la devise « le personnel est politique », elles affirmaient que le féminisme devait aussi être sexuel.


Dans la lignée d’Annie Sprinkle ou Betty Dodson, elles posaient leurs corps comme manifeste. Et leur communauté païenne vivait ce qu’elle prêchait : polyamour, sorcellerie, égalité radicale.
« Un homme qui baise une groupie, c’est cool. Une femme qui fait pareil, c’est une salope. Nous voulions briser ce double standard et montrer que le sexe des femmes pouvait être une arme politique, une célébration et non une honte. »
La communauté invente sa mythologie : la triade Vierge / Putain / Vieille, le cunt-consciousness (conscience du sexe féminin comme lieu de pouvoir), des rituels néo-païens inspirés du tantrisme. Leur scène est un autel, leur musique un vecteur, leur nudité un manifeste.
The Personal is Political
Le slogan féministe des années 1970 signifie que les expériences individuelles (sexualité, couple, famille, vie quotidienne) ne sont pas de simples affaires privées, mais qu’elles sont traversées par des rapports de pouvoir, de domination, et donc par la politique.

Pour Rockbitch, ça voulait dire :
- Que vivre en communauté polyamoureuse, païenne et queer n’était pas seulement un choix intime, mais un acte militant.
- Que leur corps et leur sexualité sur scène devenaient une déclaration politique : reprendre un espace historiquement masculin (le rock) pour y affirmer une sexualité féminine autonome.
- Qu’il fallait montrer, par l’exemple, qu’un autre mode de vie était possible et viable.
La musique dans tout ça ?
On l’oublie souvent, tant le scandale a tout recouvert, mais Rockbitch était d’abord un groupe solide.


Leur unique album, Motor Driven Bimbo (1999), mêle riffs acérés, atmosphères gothisantes et énergie punk. Pas un disque d’avant-garde, mais une galette lourde et cohérente, taillée pour la scène. Babe et Amanda étaient reconnues comme musiciennes exigeantes : Nikki venait du classique, Amanda donnait même des cours magistraux en France.
Un second album, Psychic Attack, n’a jamais vu le jour, étouffé par la censure et les pressions.
Interdictions et dissolution
De 1998 à 2002, Rockbitch tourne beaucoup en Europe, mais la censure s’abat : salles fermées, licences de bars menacées, pressions policières. Des concerts annulés à la dernière minute, parfois remplacés par des happenings sauvages.
À Southampton, en 1999, un show interdit donna lieu à une promesse ironique : « On vous doit une orgie ».


Malgré tout, des documentaires circulent (Bitchcraft, This is Rockbitch, ARTE Tracks), alimentant la légende. Mais la lassitude et les obstacles accumulés finissent par tuer le groupe en 2002.
L’esprit Rockbitch survit, mais plus jamais avec la même intensité.


MT-TV
Au début des années 2000, après la fin douloureuse de Rockbitch, les musiciennes repartent aux États-Unis avec un nouveau projet : MT-TV. Le nom, volontairement ironique (Empty-TV), annonce la couleur : toujours féministe, politique et occulte, mais avec une approche scénique plus provocatrice que “provocante”. En résumé avec MT-TV (Empty-TV), c’est plus électro-rock et moins sexuel.
Elles avaient arrêté Rockbitch après des années de censure : concerts sabotés, fausses alertes à la bombe, pressions policières, journalistes bâillonnés. Jamais condamnées, toujours surveillées. Comme le dira Babe : « Paranoïa ? Seulement quand ils ne vous espionnent pas vraiment. »


MT-TV incarne la résilience. Trois performeuses deviennent “les Stéréotypes” : Bunny (la blonde bimbo revendiquée), Kali (inspirée de la déesse indienne), et Erzulie (figure du panthéon vaudou). Elles accompagnent la musique par des performances visuelles et politiques.
Le groupe sillonne la côte Est des États-Unis, de New York à Panama City. Albums vendus uniquement en tournée (East/West, North/South), DVD (Shevolution), mini-documentaires (The American Dream). Tout est autoproduit : vidéos, pochettes, sites web, graphisme — souvent par Babe elle-même.
Après trois ans, le rêve américain s’éteint : trop païennes pour un pays saturé de religion, elles reviennent en Europe. MT-TV reste le témoignage de cette période d’exil créatif.
Syren
Après Rockbitch et MT-TV, Amanda Smith-Skinner (basse) et Jo Heeley (batterie) retrouvent une nouvelle énergie musicale en 2006 aux côtés de la chanteuse et guitariste américaine Erin Bennett. Ensemble, elles forment Syren, un trio oscillant entre folk rock et rock alternatif.
Leur premier album, Dehumanized, enregistré à Detroit, reçoit de bonnes critiques et les propulse en tournée aux États-Unis, puis en Europe (notamment aux Pays-Bas où elles gagnent une solide réputation scénique). En 2010, elles préparent un second album, Something Has To Separate, marqué par une évolution vers des guitares électriques et des arrangements plus amples.

Le destin brise l’élan du groupe : Jo Heeley est diagnostiquée d’un cancer du sein en 2011 et meurt en janvier 2012. Amanda se retire alors définitivement de la musique. Erin Bennett tente de prolonger l’aventure avec un nouveau line-up pour quelques concerts (notamment en première partie d’Hawkwind), avant un dernier show d’adieu le 16 janvier 2014 à Édimbourg.
Erin Bennett

Après Syren, Erin poursuit une carrière solo avec son groupe The EB Band. Elle sort plusieurs albums, dont Post Sexy Post Truth (2018). En 2012, sa chanson “Never Give Up The Fight”, écrite en hommage à Jo Heeley et pour soutenir la recherche contre le cancer, lui vaut le prix de Songwriter of the Year aux Scottish New Music Awards.

Dans leurs propres mots
Rockbitch a la parole
« Nous voulions faire une déclaration visuelle et musicale sur la sexualité féminine. Ce n’était pas une provocation gratuite : c’était une célébration, un jeu, un manifeste politique. »
« Un homme qui couche avec des groupies est vu comme un héros. Une femme qui revendique le même droit devient une salope. Nous voulions briser ce double standard. »
« Notre musique était le véhicule, mais notre vrai langage était le corps. Sur scène, nous disions : le sexe n’est pas obscène, ce qui est obscène, c’est la honte imposée aux femmes. »
« Rockbitch n’était pas une mode, ni un gimmick. C’était une commune féministe, matriarcale, tribale et pro-sexe. Nous avons montré qu’un autre mode de vie était possible — et nous l’avons vécu. »
Dans la généalogie des shows extrêmes
Rockbitch n’est pas tombé du ciel.
- Avant elles, Black Widow (UK, 1969) invoquait déjà des rituels occultes sur scène, jusqu’au simulacre de sacrifice humain .
- Dans les années 90, des groupes comme Genitorturers (US) poussent le mélange rock/indus et BDSM avec des shows sexuellement explicites .
- En Allemagne, Umbra et Imago mêle goth-indus et performances S/M sur scène .
- En France, Die Form avait ouvert la voie depuis la fin des années 70 en combinant électro-indus et esthétique fétichiste .
- Plus performatif encore, The Voluptuous Horror of Karen Black (US) transforme le concert en happening arty, corps peints et rituels transgressifs .
- Après Rockbitch, au tournant 2000, Erocktica (US) mélange hard rock et shows érotiques, mais sans la dimension communautaire et politique qui faisait la singularité de Rockbitch .
Ce qui distingue Rockbitch, c’est la cohérence d’un projet de vie : une communauté queer et païenne qui faisait de la musique son vecteur et du sexe son langage politique.
Héritage et malentendus
« curiosité obscène » ?
Rockbitch a souvent été réduite à une « curiosité obscène ». Les tabloïds anglais titraient sur « orgies sataniques » et les conseils municipaux multipliaient les interdictions. La presse musicale, elle, parlait plus volontiers de scandale que de riffs.
message politique noyé
Pour beaucoup, leur message politique fut noyé sous l’image sulfureuse : on se souvenait des préservatifs dorés, rarement de leur manifeste féministe. Certaines féministes institutionnelles les accusaient même de renforcer les clichés misogynes, sans voir qu’elles les détournaient.
Lisa « Babe » Wills disait (en 2002)
« Rockbitch n’avait aucun problème avec les gars qui venaient pour mater des seins, car ils faisaient partie du public, il y avait toujours d’autres personnes qui voyaient le sens plus profond, et ces deux catégories de personnes passaient un bon moment. Dans l’ensemble ça produisait une bonne ambiance. »
une expérience unique
Et pourtant : leurs shows restent comme une expérience unique où sexe, rock et utopie s’embrassaient. Leur héritage survit dans les débats autour du sex-positive feminism, dans les performances queer contemporaines et dans la mémoire de ceux qui les ont vues.
Rockbitch à la table de jeu
Difficile d’utiliser Rockbitch comme simple musique d’ambiance : trop frontale, trop chantée. En revanche, comme source d’inspiration rôliste, c’est une mine.
D’abord une règle simple : inspirez-vous, ne copiez pas.
Créez votre propre groupe fictif, nourri de Rockbitch, mais sans utiliser leurs noms ni leur histoire. Cela vous donnera la liberté d’en faire un élément narratif sans trahir la réalité.
Attention au piège de la caricature.
Un groupe de femmes sur scène, libres et païennes, ne doit pas être réduit à des “sorcières dépravées”. Pour donner de la chair à vos PNJ, posez-vous la même question que pour Rockbitch : Pourquoi existent-elles ? Que veulent-elles prouver ?
- Démontrer qu’une autre façon de vivre est possible (communauté, polyamour, paganisme, féminisme).
- Protéger un secret ou une tradition (avec ou sans fantastique).
- Offrir une libération au public (par le sexe, la transe, la musique).
Deux grandes approches
- Version réaliste (Cthulhu Now, Trauma, White Lies) : enquêteurs, flics ou journalistes plongent dans l’univers d’un groupe païen controversé. Rumeurs, interdictions, fantasmes médiatiques brouillent les pistes. L’horreur vient de la société, de la répression, de la peur de l’autre.
- Version fantastique (Kult, Vampire, Cyberpunk, Cthulhu Now ) : les happenings basculent en rituels occultes. Le public devient matière première d’une invocation, la transe ouvre sur un autre plan. Ici, le groupe peut être libérateur ou dangereux — à vous de choisir.
Variantes rôlistes moins caricaturales
Au lieu de tomber dans l’archétype « secte sacrificielle », un MJ peut imaginer que :
- Groupe comme utopie militante : elles veulent simplement vivre autrement, et les PJ arrivent dans un contexte d’interdictions, de scandales médiatiques, de tensions politiques. L’horreur est dans la société et la répression.
- Groupe comme gardiennes d’une vérité : elles possèdent une connaissance ou une pratique ancienne qui leur permet de survivre en communauté. Pour elles, la scène est une couverture, mais aussi un moyen de transmettre un savoir interdit.
- Groupe comme non-humaines : créatures païennes (nymphes, succubes, dryades modernes ?) qui utilisent le groupe pour s’afficher au grand jour et vivre selon leurs règles. Bien sûr, le monde réel les rattrape et leur projet échoue — matière à tragédie plus qu’à caricature.
Rockbitch n’était pas seulement un scandale médiatique : c’était une utopie vécue, une manière de montrer qu’un autre mode de vie était possible. C’est aussi un miroir des années 90/2000, quand sexe, féminisme et musique se rencontraient frontalement. À la table de jeu, plutôt qu’un cliché, cela devient une légende urbaine féconde, un décor à explorer, à détourner ou à réinventer.