Le principe des brèves de fantasy ? Raconter une bonne tranche de fantasy en moins de 12000 signes ET avec un monstre épique !
Brève XIII – La chasse est ouverte !
« Chuuuuuuuuut! »
La vieille bibliothécaire au strabisme divergent avait pourtant été claire sur le sujet : « Quand vous lisez, vous la fermez ! »
Et vous avez échoué.
Pourtant ce matin, vous aviez fait montre d’une célérité et d’une pugnacité certaines. Après avoir avalé d’un trait votre bol de flageolets en brouet et bu une rasade d’eau fraîche tirée du puits, vous étiez parti à l’aube de votre modeste hameau niché au creux d’une combe pour l’une des rarissimes bibliothèques du royaume du Nérée. L’idée d’ajouter une créature hideuse et fascinante à votre tableau de chasse déjà conséquent vous obsède depuis quelques semaines et vous ne visez pas moins que le terrifiant doppelgänger. Ce prédateur aux capacités redoutables a la particularité de prendre l’apparence de n’importe quelle personne et cela semble un haut fait tout indiqué pour vous. Malheureusement,vous n’en avez jamais croisé et ignorez s’il existe des techniques fiables de chasse.
S’impose alors cette conclusion somme toute logique : il vous faut de la documentation.
Sans se presser dans les ruelles de Châteausuif, vous arpentez désormais les pavés antédiluviens de la capitale comtale rincés par la pluie diluvienne de cette nuit. L’air est frais et revigorant malgré les quelques remugles qui s’élèvent des détritus jetés par les fenêtres et qui écoulent leur jus au milieu de la chaussée pentue de la plupart des rues.
Perdu dans vos songes, vous esquissez un sourire vague et discret. Vous éprouvez une nette satisfaction à la pensée de prospecter de nouveaux lieux susceptibles d’abriter somptueux trésors, breloques magiques et monstres maléfiques. Et pour cela, rien de plus facile que d’aller consulter la section cartographique et les recueils de légendes contenus dans la bibliothèque de cette grande ville. Enfin, simple…Certes, vous ne vous en tirez pas trop mal pour lire une carte, c’est plutôt du côté de la lecture et l’explication de texte que cela pêche.
Vous n’êtes pas d’extraction noble et n’avez pu embrasser une carrière ecclésiastique mais votre paternel, artisan forgeron et érudit à ses quelques heures perdues, a passé une partie de sa vie a amélioré ses armes et armures en y apposant de sommaires enchantements. Autodidacte, vous en avez alors profité pour lire les classiques des manuels de forge et d’insolites extraits dédiés au maniement des arcanes magiques qu’il laissait traîner dans une pièce attenante à son atelier.
Si vous n’avez pu progresser comme vous l’auriez souhaité en ce domaine, le legs le plus important de votre père reste ceint autour de votre taille dans un fourreau de cuir brun souple et sobre, constitué d’une longue lame damasquinée à l’acier exceptionnel et aux capacités ignées, surmonté d’une garde incrustée d’ivoire de dragonnet.
Pris dans votre rêverie et porté par vos souvenirs au parfum de nostalgie prononcé, vous ne vous êtes pas aperçu de la distance parcourue. Les portes monumentales de la bibliothèque en bois d’ébène patiné surmontées d’arabesques aux courbes folles sont déjà derrière vous. Le bâtiment qui s’ouvre à vous est vaste, haut, organisé autour d’une nef centrale majestueuse et blindée d’étagères remplies à ras-bord d’ouvrages vieillissant paresseusement. Vous êtes obligés de lever la tête. De nombreuses travées moins hautes aux arcs en ogive bordent successivement l’allée principale et semblent être paradoxalement plus fréquentées par quelques lecteurs assidus fouinant de-ci de-là pour dénicher le dernier livre de magie à la mode. Tandis que vous étouffez un petit soupir d’émerveillement, vous êtes brutalement ramené à la réalité par une voix légèrement éraillée où sourd une pointe d’acidité ancienne.
« Bonjour. Z’avez votre carte de lecteur, môôsieur ? »
« Euh, non, je crains que non. »
Passant inconsciemment et dangereusement trop proche du bureau d’une des bibliothécaires du lieu vous venez de vous faire alpaguer en bonne et due forme. Pris à froid, vous ne savez pas vraiment où la regarder. Son chemisier aux motifs quelque peu démodés, délavés et assurément anciens, l’œil droit qui part à droite ou l’œil gauche qui part à gauche et en haut ?
Pendant un bref instant, vous optez pour vos pieds.
« Eh bien, je peux toujours chercher votre nom dans mon registre, monsieur. Monsieur ? »
« Zachnèflein. Mais ne vous donnez pas cette peine. Je suis sûr de ne pas l’avoir. »
Vous relevez le nez pour affronter la coquetterie de son regard avant qu’elle ne poursuive.
« Alors je dois vous avertir que vous ne pourrez pas emprunter de livres, monsieur. Seulement en consultation et si vous cherchez des volumes rares conservés dans les archives, vous n’aurez droit qu’à un seul exemplaire par train au lieu de trois pour un lecteur encarté. Les trains de livres et archives sont organisés toutes les heures par ma collègue Ghosyh, actuellement en pause. Pipi certainement. Sa vessie n’est plus ce qu’elle était, la pauvre. Enfin vous m’direz, cent soixante-dix huit ans pour venir bosser, c’est plus un âge décent pour une naine. Mais, je vous ennuie, n’est-ce pas ? Tetete. Ne niez pas, je le vois, là, dans votre regard las. Maudits jeunes…
Et bien, r’venons à nos livres. Si vous avez besoin d’aide, vous trouverez un fascicule sur le rangement et le système de cotation Couteau afin de trouver le livre dont vous êtes le « proprio »… Temporaire, hein…Inutile de venir me demander…
Je vous rappelle également que le silence est de rigueur en ces lieux. J’insiste doublement sur ce point monsieur. Si vous prenez la peine de tourner la tête vers la petite guérite à l’entrée, vous pourrez observer deux gros malabars peu discrets. Il s’agit de Bernard et Kröch, notre service de sécurité, spécialisé dans les torgnoles et les lancers d’humanoïde. Tout contrevenant à cette règle peut être amené à les rencontrer personnellement. Le silence, monsieur, le calme. Nous sommes très stricts sur ce point. Pour le bien de nos lecteurs, m’voyez. Bref, en un mot comme en cent : quand vous lisez, vous vous taisez. Ai-je été claire, monsieur ?»
Non. Enfin, ça c’est ce que vous pensez intérieurement. Malgré le courage qui vous caractérise, vous préférez battre en retraite et répondez poliment un « oui » peu affirmé à votre interlocutrice. Sa paire de binocles en écailles semble vous lancer un ultime défi. Sans ménagement, celle-ci vous signifie d’un hochement de tête sec, impropre à la politesse, qu’il est temps de laisser votre place à une autre personne attendant derrière vous.
Et il n’est aucunement besoin de vous le répéter. Intimidé et peu à l’aise, vous fuyez précipitamment vers les premières étagères, trop content de vous mettre à l’abri de cette douce canopée de pierre, de bois et de papier.
Tandis que vous commencez à parcourir quelques volumes à la couverture de vélin fatigué, votre estomac et les restes de votre petit-déjeuner semblent vouloir vous jouer quelques vilains tours. Au sein des mètres de tuyauterie interne enfle en vous une sourde menace. Sonore. Odorante. Très vite, vous n’en pouvez plus et tentez de vous réfugier aussi loin que possible de l’entrée et des bureaux des bibliothécaires. Vous courez presque. Vos pas précipités résonnent lourdement sur le sol aux dalles érodées et patinées par les milliers de semelles et autres orteils mal lavés de moine qu’elles ont dû supporter.
Inquiet, vous regardez en arrière à travers les rayonnages de manière très furtive. La vieille bibliothécaire scrute d’un regard inquisiteur la source de ce fracas indécent. Si elle ne semble pas vous avoir repéré précisément, elle fait cependant un signe de tête aux deux gardes de l’entrée pour qu’ils ouvrent un œil acéré et une oreille avertie à tous ces dérangements. Ceux-ci opinent du chef ostensiblement et s’éloignent de leur guérite sans pour autant se lancer à la poursuite de l’origine du bruit.
Essuyant une perle de sueur qui manquait d’aller s’écraser sur votre nez, vous expirez un peu trop brusquement à votre goût. Vous tentez de vous rasséréner en vous disant très justement que niveau calme, il ne fallait pas trop pousser. Et en parlant de pousser, vous décidez fermement de ne pas céder à la panique et de vous relâcher. Un peu trop.
Trompé par un vent mauvais que vous avez crû lâché de manière discrète entre une rangée de bouquins consacrés à ces sacrés cons de paladins de la Main d’Onan et une sur la culture des haricots au Fenouillard, un obscur territoire elfe, vous vous faites gauler par la vieille et terrible faisande.
L’idée que la culture des fayots dans votre jardinet et votre problème intempestif de flatulences était d’une quelconque manière liés n’eut pas le temps de vous effleurer l’esprit.
La bibliothécaire, ayant flairé sa proie, réajusta en vitesse son antique jupe à motifs délavés avant de vous foncer dessus vicieusement. Vous restez pétrifié. Il fallait dire que son déambulateur lui donnait un dangereux air farouche.
« Et vous là, chuuuuut ! Arrêtez d’bavasser et de faire d’horribles borborygmes ou sinon du balai ! Z’entendez ? Du balai ! Vous êtes avertis. Maudits jeunes va ! »
Vous esquissez un maigre « désolé » et repartez penaud, le plus loin possible du cerbère et de ses molosses en multipliant les tours et les détours dans les différentes sections qui s’offrent à vous.
Malheureusement, vous devez l’admettre, vous êtes complètement perdu face à toute cette paperasse qui s’étale outrageusement à vos yeux. Et les émotions fortes qui viennent de vous envahir n’arrangent en rien votre situation.
Certains rayonnages ont bien des noms mais vous n’arrivez pas à déchiffrer le sens de tous ces signes. Si bien que vous baguenaudez, un peu étourdi par l’immensité de la tâche qui vous attend pour retrouver un ou plusieurs ouvrages sur la chasse sauvage aux créatures méphitiques et maléfiques. Vous compulsez une myriade de livres dans une multitude d’endroits. Mais rien. Que de chie. Pas le début d’un livre sur la chasse sauvage, pas la queue d’un bestiaire complet de viles créatures velues.
Découragé, vous vous retirez vers un coin obscur de la bibliothèque où la voûte du bâtiment, plus basse, vous paraît plus propice au calme, à la discrétion et à la concentration. L’endroit est idéal pour reprendre ses esprits et vous vous appuyez un peu maladroitement, il faut bien le reconnaître, sur une courte étagère au pied bancal. C’est ballot.
Vous n’avez pas le temps de retenir quoi que ce soit, ni d’émettre un seul son.Toute la structure s’effondre au sol ainsi que tous les ouvrages qu’elle contenait, éparpillés au sol en un gigantesque amas de feuilles et de couvertures cornées.
Cette fois-ci, cela va être la curée. On vous donne immédiatement la chasse et vous entendez hurler un strident « ATTRAPEZ MOI CE VAURIEN ! TOUT DE SUITE ! ».
Vous reculez d’effroi lorsque vous apercevez en deux rayonnages, Bernard et Kröch, un sourire vicieux vissé aux lèvres et le regard plein d’excitation à l’idée de venir vous mettre une trempe et un coup de pied au derche pour vous faire décarrer. Vos membres transis sont lourds et peu vivaces comme si vous, la proie, aviez déjà accepté l’hallali. Manifestement, les deux butors auraient préféré que vous vous débattiez un peu pour la forme,ou mieux, que vous piquiez une petite course entre les étagères. Mais vous ne leur donnerez pas ce plaisir, vous redressez la tête courageusement juste au moment où Bernard brandit sa matraque en face de votre visage, prêt à frapper.
La dernière image que vous avez avant de tomber dans les pommes est celle d’une vieille bibliothécaire poitrinaire rougie par la colère brandissant tel un dard un livre imposant. Il s’en faut de peu qu’elle ne vous le jette pas à la figure d’ailleurs.
Son titre ? « Le silence monastique ». Tome XIII…