La femme qui voulait tout réconcilier

Freda Josephine McDonald naĂźt Ă  Saint-Louis, dans le Missouri, en 1906. Enfant pauvre, mĂ©tisse, elle grandit dans une AmĂ©rique fracturĂ©e par la sĂ©grĂ©gation. Sa mĂšre, Carrie, est musicienne ; son pĂšre, Eddie Carson, un artiste de rue qui disparaĂźt trĂšs vite. TrĂšs jeune, JosĂ©phine travaille comme domestique, parfois maltraitĂ©e, souvent humiliĂ©e. Elle dĂ©couvre la scĂšne presque par hasard — un soir, Ă  quatorze ans, elle remplace une danseuse malade. Ce sera sa premiĂšre libertĂ©.

Joséphine Baker

En 1925, elle quitte les États-Unis pour Paris avec la Revue NĂšgre. Ce qu’elle trouve lĂ -bas n’est pas un paradis, mais un souffle d’air. « À Paris, je me suis sentie libre pour la premiĂšre fois », dira-t-elle plus tard. Sur la scĂšne du Théùtre des Champs-ÉlysĂ©es, vĂȘtue d’une ceinture de bananes, elle choque, amuse, fascine. Le public colonialiste la fĂ©tichise ; elle, pragmatique, utilise ce regard pour exister, pour s’imposer dans un monde oĂč les femmes noires n’ont pas le droit d’ĂȘtre visibles autrement.

Les annĂ©es 1930 font d’elle une star mondiale. Meneuse de revue, chanteuse, comĂ©dienne, JosĂ©phine devient l’image d’un Paris insouciant, rieur et cosmopolite. J’ai deux amours, mon pays et Paris devient son hymne. Mais derriĂšre l’icĂŽne, la femme reste Ă  vif. Exigeante, capricieuse parfois, trĂšs consciente de son image, elle oscille entre gĂ©nĂ©rositĂ© dĂ©bordante et colĂšres homĂ©riques. Elle peut se montrer dure avec ses proches, jalouse, intransigeante — surtout quand elle sent qu’on la trahit.

Joséphine Baker

Quand la guerre Ă©clate, la frivolitĂ© s’efface. JosĂ©phine rejoint les services de renseignement de la France libre. Elle transporte des messages codĂ©s dans ses partitions, chante pour les troupes, sert de courrier entre les rĂ©seaux. Elle met sa gloire au service du pays qu’elle a choisi. La RĂ©sistance lui vaut la mĂ©daille de la RĂ©sistance, la croix de guerre et la LĂ©gion d’honneur. Mais lĂ  encore, son hĂ©roĂŻsme n’est pas sans contradictions : elle aime raconter, enjoliver, se prĂ©senter comme espionne de lĂ©gende. L’exagĂ©ration fait partie du personnage.

JosĂ©phine Baker a eu des amours avec des femmes, mais n’en parla jamais ouvertement. Dans les annĂ©es 1950, soucieuse de son image publique, elle adopta parfois des discours moralisateurs, notamment envers les milieux homosexuels qu’elle jugeait frivoles. Une attitude sans doute liĂ©e au besoin de respectabilitĂ© dans un monde encore trĂšs conservateur.

Joséphine Baker

AprĂšs la guerre, elle veut bĂątir un monde fraternel. Elle achĂšte le chĂąteau des Milandes, en Dordogne, et fonde sa “tribu arc-en-ciel” : douze enfants adoptĂ©s aux quatre coins du monde. L’idĂ©e est belle — symboliser la paix par la famille — mais la rĂ©alitĂ© est rude. JosĂ©phine, perfectionniste et autoritaire, dirige tout : repas, horaires, discours. Les enfants vivent comme dans une vitrine, montrĂ©s aux visiteurs pour prouver que “tous les peuples peuvent vivre ensemble”. L’utopie tourne Ă  l’épuisement. Elle s’endette, s’acharne, perd tout. En 1968, on la met Ă  la porte des Milandes. Elle s’effondre, puis repart chanter pour payer ses dettes.

Mais JosĂ©phine Baker ne renonce jamais. Aux États-Unis, elle soutient le mouvement des droits civiques, marche aux cĂŽtĂ©s de Martin Luther King en 1963, en uniforme de la RĂ©sistance. Elle refuse les hĂŽtels qui discriminent, quitte les salles oĂč l’on sĂ©pare les spectateurs selon leur couleur. Elle se bat contre les injustices, tout en restant parfois prisonniĂšre de ses propres prĂ©jugĂ©s. C’est ce mĂ©lange qui la rend profondĂ©ment humaine : courageuse, mais pas parfaite ; militante, mais blessĂ©e.

Elle meurt Ă  Paris le 12 avril 1975, aprĂšs un dernier triomphe sur scĂšne. La France lui offre les honneurs militaires. En 2021, son nom entre symboliquement au PanthĂ©on. Une femme noire, Ă©trangĂšre, artiste et rĂ©sistante repose dĂ©sormais parmi les “grands hommes”.

JosĂ©phine Baker, c’est tout cela : la danseuse aux bananes et la rĂ©sistante mĂ©daillĂ©e, la mĂšre utopiste et la gestionnaire ruinĂ©e, la femme libre et la moraliste inquiĂšte. Une hĂ©roĂŻne qui n’a jamais cessĂ© de chercher un endroit oĂč ĂȘtre simplement humaine.



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